21 juin 2018

Addiction aux jeux vidéo : 2 raisons de se réjouir, 3 raisons de s’inquiéter

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) vient de créer une nouvelle catégorie d’addiction : l’addiction aux jeux vidéo (gaming disorder). Il est défini ainsi : « Le trouble du jeu est caractérisé par un comportement de jeu persistant ou récurrent («jeu numérique» ou «jeu vidéo»), qui peut être en ligne (sur Internet) ou hors ligne, se manifestant par: 1) une altération du contrôle des jeux ( par exemple, apparition, fréquence, intensité, durée, fin, contexte); 2) accorder une priorité accrue au jeu dans la mesure où le jeu prime sur les autres intérêts de la vie et les activités quotidiennes; et 3) la poursuite ou l’escalade du jeu malgré l’occurrence de conséquences négatives. Le comportement est d’une sévérité suffisante pour entraîner une déficience significative dans les domaines de fonctionnement personnels, familiaux, sociaux, éducatifs, professionnels ou autres. Le modèle de comportement de jeu peut être continu ou épisodique et récurrent. Le comportement de jeu et d’autres caractéristiques sont normalement évidents sur une période d’au moins 12 mois pour qu’un diagnostic soit attribué, bien que la durée requise puisse être raccourcie si toutes les conditions diagnostiques sont remplies et les symptômes sont sévères. »

Si cette pathologie rentre dans le cadre des addictions, elle ne répond donc pas à la même définition que l’addiction à l’alcool ou au tabac. Il s’agit de ce qu’on appelle une addiction « comportementale ». La différence principale avec les addictions liées aux substances toxiques consiste dans le fait que le buveur doit s’arrêter définitivement de boire et le fumeur de fumer au risque de rechuter, alors que la guérison de l’addiction aux jeux vidéo n’implique pas un sevrage total, mais la capacité de renouer avec un usage modéré considéré comme normal. Il est bien évident que l’usage du même mot « addiction » pour deux pathologies aussi différentes ne va pas manquer d’entraîner beaucoup de confusions… Personne n’a jamais nié qu’il existe des usages pathologiques du jeu vidéo. Toute la question est de savoir l’intérêt de les faire entrer dans la catégorie des « addictions ».

Deux raisons de se réjouir

L’ambition se veut humaniste. Grâce à cette reconnaissance officielle, si toutefois elle est confirmée dans un second temps par le DSM (le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, qui est l’ouvrage de référence publié par l’Association américaine de psychiatrie, décrivant et classifiant les troubles mentaux), les personnes qui estimeront souffrir d’une telle pathologie pourront bénéficier d’un soutien psychothérapique, tout au moins dans les pays où cette offre existe. Il deviendra plus facile de pratiquer des examens spécialisés comme l’électroencéphalogramme et l’I.R.M. cérébrale, qui permettront de faire progresser la recherche.

Le risque de diagnostics abusifs : confondre la cause et l’origine

Le risque du qualificatif « addiction aux jeux vidéo » est de faire oublier qu’un tel symptôme, comme le rappelle l’Unicef, trouve en général son origine dans un problème que la personne ne parvient pas à surmonter (https://www.unicef.org/french/publications/files/SOWC_2017_FR.pdf). Par exemple, si quelqu’un se sent triste ou stressé, il est tenté de se connecter, pour échapper à cette tristesse ou à ce stress, à une application qui offre immersion et distraction, comme un jeu vidéo. À long terme, le comportement d’adaptation peut devenir habituel, sauf si le problème sous-jacent est résolu. La cause de l’addiction se trouve dans le jeu vidéo, mais son origine est dans la difficulté jugée insurmontable qui a conduit le joueur à fuir dans les mondes numériques. L’essentiel est de s’attaquer aux problèmes sous-jacents. A l’inverse, une réduction contrainte du temps d’écran ne constitue qu’une intervention superficielle qui a peu de chances d’atteindre son objectif.

Le risque de traitements abusifs

Il est probable que la création d’une « addiction aux jeux vidéo », largement relayées par les médias risque de provoquer un affolement des parents et de susciter une vague de consultation ! Le danger est alors évidemment que des médecins généralistes débordés ne soient tentés de répondre aux angoisses des parents par diverses formes de prescription médicale. Et que pourraient-ils en effet faire d’autre ?

Le risque de rabattre les souffrances adolescentes sur la pathologie addictive

En France, la création d’une « addiction aux jeux video » ne changera pas le mode de prise en charge. En revanche, les lieux de prise en charge risquent d’évoluer. Jusqu’ici, les joueurs pathologiques étaient soignés dans des centres de soins polyvalents, comme les centres médicaux psychologiques (CMP) et les centres médicaux psycho pédagogiques (CMPP). Mais forts de la reconnaissance par l’OMS, les centres d’addictologie risquent de monter en première ligne en réclamant des crédits supplémentaires. Avec le risque qu’un grand nombre de jeunes ne souffrant pas à proprement parler « d’addiction aux jeux vidéo » selon la définition donnée par l’OMS, y trouvent une prise en charge impossible ailleurs, alimentant du même coup l’idée, chez leurs parents, que c’est bien d’une addiction dont il s’agit même si cela rentrera probablement très rarement dans la définition de la nouvelle classification internationale des maladies mentales.

S.T.

Retrouvez la version complète de ce texte sur https://sergetisseron.com/blog/addiction-aux-jeux-video-plus-dinconvenients-que-de-benefices/

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS).

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