8 avril 2019

EDITO – Assistants vocaux : le nouveau combat

Une campagne appelant les parents à écarter les jeunes enfants des écrans, nous sommes pour, mais quand une telle campagne est lancée par Google et Amazon, nous nous inquiétons. Vous croyez sans doute que cela relève de la science-fiction ? Et bien non. Aux Etats Unis, le mouvement est lancé. Pour protéger nos enfants ? Pas tout à fait : pour vendre la nouvelle alternative aux écrans, les assistants vocaux, comme Alexa et Google Home. Avec eux, plus de clavier, plus de souris, plus de télécommande, et même plus d’applications ! Google et Amazon se sont emparés du discours anti-écrans pour se présenter comme les meilleurs compagnons de nos enfants. Mais leurs robots conversationnels sont-ils à mettre dans toutes les mains ?
Une campagne anti-écrans très marketing
A en croire leurs fabricants, les assistants vocaux seraient l’alternative vertueuse au risque de passivité engendrée par les écrans. A la différence de ceux-ci, ils « encourageraient l’interaction » en proposant à la fois des divertissements variés et des contenus éducatifs adaptés au jeune public. Il est vrai qu’ils proposent dans ce but près d’une centaine d’activités : des histoires à écouter, à commencer par des contes de fée ; des activités comme des quizz et des questions-réponses interactives ; et même des jeux, comme les chaises musicales. Ces services sont parfois proposés en lien avec des entreprises spécialisées dans le divertissement des jeunes publics, comme Disney. Mais de quelle « interactivité » s’agit-il ?
En fait, ces campagnes proposent exactement ce que nous avons entendu depuis 2006 autour des bienfaits supposés des programmes de télévision pour les bébés. Leur argumentaire est centré sur « l’activité des interactions » avec le robot conversationnel, en ignorant complètement l’importance des interactions multisensorielles chez le jeune enfant. « En jouant à un jeu avec un adulte à l’aide d’un appareil à commande vocale, l’enfant n’est pas concentré sur un écran ; cela l’encourage à regarder autour de lui, et à faire attention aux autres », écrit Google. Le tableau est idyllique. Ces machines conçues pour occuper les enfants vont vite devenir leurs nouveaux baby sitters, et elles n’encourageront pas plus que les écrans la motricité corporelle, l’usage des mains comme outils de préhension, la familiarisation avec les mimiques et la capacité de se concentrer sur une tache de sa propre initiative.
En outre, d’autres problèmes surgissent dont Google et Amazon se gardent bien de nous parler. Des études menées par Amazon ont d’ores et déjà montré que beaucoup d’usagers de robots conversationnels confient à leur machine qu’ils ont un secret à lui raconter. Alexa n’est pas programmée pour refuser, mais pour répondre : « OK ». Ce désir de confidences sera probablement partagé par les enfants comme les adultes. Mais qu’est-ce que ces machines vont faire de tous ces secrets ?
En plus, sur la voix, il n’y a pas de barrière. Un ordinateur n’enregistre que ce que l’on saisit, un robot conversationnel capture tout ce qui est dit autour de lui, même s’il n’est pas le destinataire de l’échange. Il n’y a pas non plus d’historique de navigation accessible avec la possibilité de prendre connaissance de ce que nous avons dit, parfois sans trop y penser, ni non plus de ce que notre enfant a dit pour pouvoir éventuellement le modifier ou le supprimer. Ne faudrait-il pas coupler le robot conversationnel avec un écran et une imprimante qui permette de visualiser ce qui a été enregistré ?
Enfin, iI n’y a pas non plus de contrôle parental à la reconnaissance vocale : un enfant de trois ans peut donner des informations familiales à un robot conversationnel qui les transmet à son fabricant. Il est même possible à un enfant d’acheter des objets à partir du moment où les parents ont entré leur numéro de carte bancaire qui a été mémorisée par le fournisseur, puisqu’il faut forcément posséder un compte chez Amazon pour avoir Alexa.
De nouvelles luttes en perspective
Le risque de ces outils n’est pas que les enfants ne sauraient pas différencier les humains des appareils électroniques, comme on s’en inquiète parfois. Il est de rendre les enfants dépendants d’un objet interactif dans leur découverte du monde, de telle façon qu’ils s’habitueront, exactement comme avec les écrans, même si c’est différemment, à dépendre d’une machine qui les interpelle plutôt qu’à organiser leur exploration de l’environnement selon leur propre rythme et leurs propres désirs de découverte. C’est pourquoi la lutte menée aujourd’hui contre les dangers des écrans ne doit pas mettre en avant leur nocivité supposée, mais le risque de détourner les enfants d’interactions qui mobilisent l’ensemble de leur sens, et qui mettent en jeu les mimiques, les postures, et l’importance d’une résonance émotionnelle avec un interlocuteur humain,
Autrement dit, le combat contre les dangers des écrans pour les très jeunes enfants réside moins dans l’écran lui-même que dans la tendance de certains parents à se délester de leurs tâches parentales sur des outils numériques, et à faire preuve de négligence éducative sans même parfois s’en rendre compte. Nous avons toujours insisté sur l’importance de l’alternance, de l’accompagnement et de l’apprentissage de l’autorégulation. Et aussi sur le fait que tout cela est d’autant mieux intériorisé par l’enfant que c’est une pratique que les parents ont adoptée par leur propre vie et qu’ils rendent quotidiennement visibles à leur enfant. Autrement dit, pour nous, il n’y a jamais « Un enfant et un outil technologique », mais toujours « Un enfant, un outil, et un environnement familial. »
L’enfant n’appréhende en effet un appareil qu’en fonction de son usage par son
entourage. C’est ce qu’on voit aujourd’hui couramment avec les Smartphones. L’intérêt de l’enfant pour ces objets est directement lié à l’importance qu’il voit ses parents leur accorder. Ce sera probablement la même chose avec les assistants vocaux. Tout ce que nous avons écrit depuis près de 15 ans sur l’importance de réguler l’usage des écrans va donc s’imposer de la même façon pour les assistants vocaux. Tout dépendra en définitive de l’attitude des parents, vis-à-vis de leur assistant. Si vous l’utilisez raisonnablement en présence de votre enfant, il fera la même chose. Est-ce dangereux pour lui ? Oui, dans une famille où l’enceinte intelligente marche sans arrêt. Il faudra donc savoir l’arrêter. Il faudra, pour les jeunes enfants, prévoir un usage accompagné, sur des périodes courtes, exactement comme pour les écrans aujourd’hui. D’autant plus que ces machines n’encourageront ni la créativité de l’enfant, ni sa socialisation, ni ses interactions mimo-gestuelles. Ces enceintes présenteront donc les mêmes dangers que les écrans aujourd’hui. Ou plutôt elles en présenteront un de plus.
Car ces machines captureront en permanence les données personnelles de leurs utilisateurs non seulement à partir de ce qu’ils feront avec elles – comme les écrans – mais de ce qu’ils diront en permanence en oubliant leur présence. Il serait donc prudent de ne pas laisser les enfants les utiliser avant qu’ils puissent être conscients de cette capture, soit vers 5 à 6 ans. Sinon, c’est la vie de parents qui partira à leur insu dans les banques de données de Google, Amazon et autres GAFA. Ces assistants vocaux vont-ils transformer les enfants en informateurs de la vie de leurs parents à l’insu des uns et des autres ?

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS).

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Association 3-6-9-12

Un regroupement de praticiens de terrain, de chercheurs et d’universitaires, qui souhaitent participer à une éducation du public aux écrans et aux outils numériques en nous appuyant sur les balises 3-6-9-12 imaginées par Serge Tisseron.