Des jeux vidéo aux écrans : même panique, autre époque
Dans un article publié en 2012 dans le Journal of Psychiatric Research*, le chercheur Christopher Ferguson revenait sur plus de dix ans de débats houleux autour de la « violence des jeux vidéo ». Son étude longitudinale, menée sur trois ans auprès d’adolescents, ne trouvait aucun lien entre exposition à la violence vidéoludique et comportements agressifs.
Mais c’est surtout la dernière partie de son article qui résonne étrangement aujourd’hui. Ferguson y évoque la théorie de la panique morale, selon laquelle chaque génération invente ses « démons populaires » — ces objets culturels qu’on accuse de corrompre la jeunesse et de détruire la société.
Alors que les craintes sociétales et scientifiques concernant la violence dans les jeux vidéo semblent s’atténuer, il peut être important de comprendre les affirmations passées sur la nocivité des jeux vidéo à la lumière de la théorie de la panique morale (Ferguson, 2010 ; Gauntlett, 2005). En bref, la théorie de la panique morale observe que les sociétés ont tendance à créer des « démons populaires » sur lesquels elles rejettent la responsabilité des problèmes supposés de la société. On a observé que diverses formes de nouveaux médias font l’objet d’une panique morale, souvent accompagnée d’allégations de préjudice imminent pour les mineurs (Gauntlett, 2005 ; Kutner et Olson, 2008). Par exemple, on pensait autrefois que les bandes dessinées Batman et Robin étaient non seulement à l’origine de la délinquance, mais aussi de l’homosexualité (Kutner et Olson, 2008). D’autres paniques morales concernant des médias aussi divers que le jazz, la valse, le rock and roll et le rap, les romans à quatre sous, Donjons et Dragons, Harry Potter et, à l’époque de la Grèce classique, même les pièces de théâtre grecques ont été documentées (Ferguson, 2010). À la lumière de l’excellent essai de Hall et al. (2011), qui documente et prédit avec précision les dommages potentiels causés à la communauté scientifique par l’indulgence de la science dans les paniques morales sociétales, nous pensons qu’il incombe à la communauté scientifique de se familiariser davantage avec la théorie de la panique morale. Nous pensons qu’il sera utile pour la communauté scientifique d’apprendre à identifier de manière plus sophistiquée les paniques morales à l’avenir, en particulier lorsqu’elles sont susceptibles d’influencer le processus scientifique. Ne pas le faire risquerait de transformer le domaine en ce que Feynman (1974) a appelé une “cargo cult science”, c’est-à-dire un domaine qui a les apparences d’une science mais qui, en réalité, résiste au processus de falsification. À la lumière de cela, nous identifions les indicateurs potentiels suivants d’une panique morale au sein de la communauté scientifique :
1) Une théorie particulière est présentée comme ayant été démontrée de manière concluante et cohérente, sans laisser place à aucun doute ni débat.
2) Les données théoriques utilisées ou obtenues reposent sur des mesures imprécises, non normalisées, peu fiables ou mal validées.
3) Les partisans de la théorie construisent des arguments qui inversent la falsifiabilité. Il peut s’agir d’arguments selon lesquels toute ampleur d’effet, aussi faible soit-elle, peut avoir une importance pratique ; que la taille des échantillons doit être suffisamment grande pour détecter les effets, aussi faibles soient-ils (ce qui implique que seuls les résultats statistiquement significatifs sont souhaitables) ; que les résultats nuls sont toujours des erreurs de type II ; que les études nulles sont invariablement de moins bonne qualité que les études statistiquement significatives ; que le biais de publication n’existe pas ou n’a pas d’importance ; etc
4) Les partisans d’une théorie particulière font preuve d’un biais de citation, c’est-à-dire qu’ils ne reconnaissent pas les travaux contradictoires ou les points de vue théoriques alternatifs.
5) Le biais de publication a été documenté dans ce domaine (par exemple, Ferguson et Kilburn, 2009).
6) Les chercheurs ont commencé à s’affilier régulièrement à des groupes militants ou de lobbying dédiés à une cause particulière, ou à accepter des financements de leur part.
7) Les partisans d’une théorie commencent à la comparer favorablement à des découvertes scientifiques bien documentées telles que le tabagisme/cancer du poumon, le réchauffement climatique, l’évolution, etc.
8) Les partisans d’une théorie recourent à des attaques ad hominem contre leurs détracteurs.
9) Les partisans d’une théorie recourent à des sophismes logiques tels que les arguments d’autorité ou les arguments de consensus.
10) Une approche théorique repose trop sur la confirmation plutôt que sur la réfutation, inversant ainsi le processus scientifique. On parle parfois également de renversement de la charge de la preuve.
Difficile de ne pas penser à certains discours anxiogènes actuels sur les “écrans entièrement néfastes”, les “addictions numériques” ou “l’autisme virtuel”. Même scénario : un objet nouveau, une inquiétude sincère, quelques études fragiles… et voilà le démon populaire de la décennie.
Comme le rappelle Ferguson, la vigilance scientifique consiste moins à dénoncer qu’à douter, surtout lorsque la peur prend le pas sur la nuance. Et si l’on veut vraiment protéger les jeunes, commençons peut-être par ne pas céder, nous-mêmes, à la panique.
OD
*Ferguson, C. J., San Miguel, C., Garza, A., & Jerabeck, J. M. (2012). A longitudinal test of video game violence influences on dating and aggression: A 3-year longitudinal study of adolescents. Journal of Psychiatric Research, 46(2), 141–146.