Lettre à mon ami à l’autre bout du monde : À propos des réseaux sociaux et d’un petit livre que je te conseille
Cher ami,
J’espère que tu vas bien depuis ton dernier courrier, et que le temps est bien plus clément chez toi, en Chine, que chez nous, où les pluies régulières commencent à me faire amèrement regretter l’achat de mon vélo ! J’ai récemment lu que ton pays renforçait son “couvre-feu numérique” pour les adolescents : plus d’une heure de connexion autorisée par jour pour les moins de 18 ans, avec un blocage automatique à 22 heures. Eh bien figure-toi que, chez nous, certains trouvent ça formidable…
Des “experts” s’en félicitent même dans les médias. « Ah, si seulement la France pouvait en faire autant ! » Comme si le contrôle était la nouvelle forme du soin.
Je ne te cache pas qu’en te lisant, j’ai parfois l’impression que nous suivons le même chemin, mais avec le sourire. Comme quoi, les dystopies d’Orwell et d’Huxley se complètent bien. Chez nous, les caméras à reconnaissance faciale s’installent doucement dans l’espace public, sous prétexte de sécurité. Et du côté des familles, la mode est aux contrôles parentaux ultra-intrusifs : certains, comme l’application Kroha, permettent non seulement de géolocaliser l’enfant, mais aussi d’activer à distance son micro pour écouter ses conversations… Quand je te dis qu’Orwell n’est jamais loin, je ne suis pas si fou que ça ! On n’a peut-être pas (encore) le couvre-feu numérique, mais on a déjà le Babyphone pour ado !
C’est dans ce climat de soupçon et de peur que j’ai découvert un petit livre salutaire, publié chez Usbek et Rica aux éditions Robert Laffont, sous la direction de Serge Tisseron :
Faut-il interdire les réseaux sociaux aux jeunes ?
Un petit livre, oui, mais qui pense large. Et surtout, qui ose parler autrement que dans la panique.
Le format est épistolaire, en hommage aux Lettres Persanes de Montesquieu : quatre lettres, quatre voix, quatre regards sur les adolescents et les réseaux
- Serge Tisseron écrit comme s’il était le diable lui-même s’adressant aux Terriens, dans une lettre qui, à la fois, “dédiabolise” avec humour les réseaux sociaux, tout en montrant les différentes techniques mises en œuvre par les entreprises et les politiques pour permettre “la catastrophe assurée” ;
- Anne Cordier s’adresse au Président de la République et l’invite à écouter les jeunes avec attention, sans les prendre pour des idiots, avant de légiférer sur eux ;
- Nadia Daam écrit à sa fille, avec son histoire poignante de cyberharcèlement. Un discours qui mélange espoirs et inquiétude, mais aussi et surtout la confiance d’une mère envers son adolescente ;
- Enfin, Grégoire Borst s’adresse à Mark Zuckerberg, pour rapporter les diverses critiques que l’on peut faire de ses réseaux sociaux, et proposer des alternatives pertinentes pour les jeunes d’aujourd’hui.
Ces quatre lettres, très différentes, se répondent pourtant. Elles posent toutes la même question : que cherche-t-on à interdire, exactement ?
L’accès à des outils imparfaits, certes, mais aussi l’accès à une part du monde où se construisent les liens, les opinions, les identités.
Car l’interdiction seule ne règle rien. Les auteurs le rappellent : au lieu de supprimer, pourquoi ne pas adapter ? Créer des réseaux pensés pour les adolescents, avec des règles éthiques, des protections solides et une véritable éducation à l’usage ? Proposer des alternatives extérieures, notamment pour les familles les plus démunies ? Et surtout, pourquoi ne pas les écouter ? Les jeunes savent souvent mieux que nous ce qu’ils y cherchent, ce qu’ils y trouvent, et même parfois ce qui les met en danger.
À travers ces lettres, le lecteur comprend que la vraie question n’est pas “pour ou contre les réseaux”, mais :
– Comment les habiter sans s’y perdre ?
– Comment y faire société plutôt qu’y survivre ?
Le livre ne diabolise pas les écrans, mais n’en fait pas non plus des idoles. Il parle de bulles de filtres, de cyberharcèlement, de l’économie de l’attention, mais aussi de créativité, de liens, de visibilité sociale… toutes ces expériences qui comptent pour les adolescents.
Et surtout, il se lit comme on lit une série de lettres d’amis : avec curiosité, bienveillance et avec le sourire. Quatre auteurs, quatre styles, une même invitation : penser avant d’interdire.
Alors oui, cher ami, le couvre-feu numérique chinois fascine peut-être certains de mes compatriotes. Mais ici, je préfère encore lire un petit livre de 144 pages à 5 €, qui redonne foi en l’intelligence collective, plutôt que de rêver d’un monde où les écrans s’éteindraient sur commande… mais sur commande de qui ?
Avec toute mon amitié — et sans limite de connexion,
OD