21 octobre 2020

EDITO – Octobre 2020

Enfants et écrans : encore de nombreuses zones d’ombre

 

Au cours des dernières décennies, les appareils électroniques dotés d’un écran (télévision, jeux vidéo, ordinateur, smartphone, tablette) sont devenus de plus en plus répandus et accessibles. Les révolutions technologiques et numériques ont été si rapides et étendues que les potentielles conséquences sanitaires et sociales de l’usage accru des écrans n’ont pu être évaluées en détail.

La conséquence en a notamment été des positionnements scientifiques et des recommandations de santé publique contradictoires, soulignant de fait l’insuffisance de preuves robustes quant à l’influence des écrans sur la santé et le développement. Une analyse détaillée de la littérature souligne des limites méthodologiques majeures comme le peu d’études récentes, longitudinales, ayant examiné les appareils et contenus numériques les plus récents. De façon générale, de nombreuses zones d’ombre subsistent, notamment autour du contexte socioculturel, du rôle des interactions parents-enfants et des conséquences des appareils interactifs et des contenus numériques les plus récents sur les enfants. Enfin, il est essentiel de distinguer les changements à court terme (qui sont en général les seuls étudiés) et les changements à long terme, et également de distinguer les changements de représentations mentales des changements de comportements, les deux n’étant pas forcément corrélés entre eux, et des activités d’écran collaboratives et non collaboratives.

C’est quelques-uns de objectifs de l’étude elfe : 18.000 enfants nés en France en 2011 vont être suivis pendant 20 ans. Elle a d’ores et déjà apporté quelques résultats intéressants. A l’âge de 2 ans, en 2013, 2/3 des enfants regardaient la télévision tous les jours tandis que 10% étaient exposés quotidiennement aux smartphones et 20% de manière occasionnelle. Il est probable qu’il s’agit d’une proportion plus grande aujourd’hui. Mais l’étude de l’impact des écrans nomades (smartphones et tablettes numériques) est complexe parce que plus un enfant regarde la télévision, plus il utilise aussi des écrans nomades, de sorte que les durées se cumulent. C’est une des questions auxquelles pourrait répondre cette étude, mais il y en a bien d’autres.
Par exemple, dans les études disponibles sur l’utilisation des outils nomades, c’est-à-dire des tablettes et des smartphones, le mode d’usage (interactif ou non interactif) est rarement pris en compte, seul le temps global d’utilisation étant comptabilisé ; les contenus des programmes regardés ne sont pas non plus pris en compte ; enfin, les usages accompagnés ou non accompagnés sont rarement différenciés (Clément, 2020). Bref, plus d’études sont nécessaires pour comprendre ces impacts spécifiques.
De même, s’agissant de l’usage de la simple télévision, les choses sont loin d’être claires. La théorie prévalente depuis quelques années est celle de la substitution : plus les enfants passeraient de temps devant la télévision et moins ils en auraient pour les jeux créatifs, les activités interactives impliquant leurs cinq sens et leur motricité, et d’autres expériences cognitives sociales fondamentales. Les capacités d’attention et de concentration seraient altérées (Schmidt et al., 2008). D’après les résultats d’une étude longitudinale menée par l’équipe de Linda Pagani, il existerait également une perte « d’agentivité » chez les enfants ayant consommé plus de deux heures de télévision par jour entre un et deux ans : ils se percevraient comme spectateurs plutôt que comme acteurs du monde capables d’influencer les situations. Il en résulterait notamment un risque supplémentaire d’être constitués plus tard en victime ou en bouc émissaire par leurs camarades (Pagani et al., 2010). Si un enfant est moins enclin à répondre à des agressions, celles-ci ont alors plus de chances d’aller en s’aggravant. Le rapport aux mimiques et à l’empathie émotionnelle serait lui aussi altéré (Pagani et al., 2016) et il pourrait en résulter des comportements d’isolement, quand l’enfant souffre de ne pas comprendre les mimiques de ses camarades, ou d’agression proactive, s’il confond par exemple une mimique d’angoisse avec une mimique agressive. De façon générale, ces enfants seraient globalement moins autonomes, moins persévérants et moins habiles socialement (Pagani et al., 2016).

Toutefois, ces résultats concernent des corrélations et ne démontrent pas de causalités certaines. De plus, l’approche en termes de substitution (les écrans seraient néfastes car ils empêcheraient de faire d’autres choses) est de plus en plus discutée : certains enfants ont du temps d’écran et des activités partagées, d’autres le même temps d’écran, mais aucune autre activité. Il semble que le désintérêt parental et le défaut de stimulations variées soit tout autant le problème que les écrans.
En revanche, il est établi qu’il existe d’importantes disparités sociales. C’est dans les milieux les plus défavorisés socio économiquement que les jeunes enfants sont le plus exposés aux écrans (Gassama et al., 2018). Et par ailleurs, la consommation précoce de télévision accroît l’usage ultérieur des autres supports numériques (Poulain et al., 2018), ce qui montre l’importance de limiter la consommation d’écrans dans la petite enfance dans un objectif de prévention.

 

ST

 

Références

– Clément, M.-N. (2020). Les 0-6 ans et les écrans digitaux nomades, Evaluation de l’exposition et de ses effets à travers la littérature internationale, Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 68(4), 190-195.
– Gassama, M., Bernard, J., Dargent-Molina, P. & Charles, M.-A. (2018). Activités physiques et usage des écrans à l’âge de 2 ans chez les enfants de la cohorte Elfe. Analyse statistique et rapport préparés à la demande de la Direction Générale de la Santé.

– Pagani, L.-S., Fitzpatrick, C., Tracie, A.-B. & Dubow, E. (2010). Prospective associations between early childhood television exposure and academic, psychosocial, and physical well-being by middle childhood. Arch Pediatr Adolesc Med., 164(5), 425-431.- Pagani, L.-S., Lévesque-Seck, F. & Fitzpatrick, C. (2016). Prospective associations between televiewing at toddlerhood and later self-reported social impairment at middle school in a Canadian longitudinal cohort born in 1997/1998. Psychological Medicine, 46(16), 3329-3337.
– Poulain, T., Vogel, M., Neef, M., Abicht, F., Hilbert, A., Genuneit, J., Körner, A. & Kiess, W. (2018). Reciprocal Associations between Electronic Media Use and Behavioral Difficulties in Preschoolers. Int J Environ Res Public Health, 15(4), 814-826.
– Schmidt M.-E., Pempek T.-A., Kirkorian, L., Lund, A.-F. & Anderson, D.-R. (2008). The effects of background television on the toy play behavior of very young children. In Journal Child Dev, Georgetown University, 79(4), 1137-1151.

 

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université de Paris (CRPMS).

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.