30 mai 2025

Écrans avant six ans : face aux risques, développons les facteurs de protection

Alors que la campagne lancée en 2006 sur le thème « pas d’écran avant trois ans » n’a toujours pas réussi à produire les effets attendus (le temps d’écran des enfants de deux ans approche une heure par jour), des professionnels de santé viennent de proposer un nouvel objectif : « pas d’écran avant six ans ». Il est vrai qu’ils sont en première ligne pour recevoir les enfants victimes de surconsommation massive d’écran et pour en mesurer les effets catastrophiques. Outre qu’une telle interdiction risque de paraître irréaliste à beaucoup de parents et se heurte à des problèmes d’application, des études récentes montrent qu’il existe de nombreux facteurs de protection qui, s’ils étaient mis en place, permettraient de réduire à la fois les temps d’écrans et leurs conséquences les plus problématiques, autrement dit les facteurs de risque.


Tout d’abord, il est essentiel de tenir compte de la distinction entre écrans accompagnés et écrans non accompagnés. Plusieurs études ont en effet montré que si la télé allumée en toile de fond et le temps total d’écrans réduisent les compétences langagières des jeunes enfants, en revanche le co-visionnage et les contenus éducatifs sont associés à des compétences langagières accrues. L’alphabétisation baisse quand les enfants sont laissés seuls devant les écrans, mais elle augmente quand les parents regardent les programmes avec eux. Autrement dit, il est possible d’avoir des activités non seulement de socialisation, mais aussi d’apprentissage avec les écrans. L’accompagnement ne consiste d’ailleurs pas forcément à visionner les programmes en famille. L’étude Elfe publiée en 2024 montre que le fait de prendre les repas sans télé est associé à de meilleurs scores de raisonnement verbal à deux ans, et de développement cognitif à trois ans et demi et 5 ans. Autrement dit, l’idée que le temps passé devant les écrans serait du temps perdu pour les apprentissages fondamentaux ne s’applique qu’aux enfants abandonnés devant un écran qui n’ont pas la possibilité d’en parler, et encore faut-il que ce temps soit important : plus de cinq heures par jour. Se pose alors la question des difficultés rencontrées par les parents pour expliquer un tel volume horaire devant les écrans. Des troubles sous-jacents tels que la dépression pourraient favoriser cette surexposition.


Un second aspect des études actuelles concerne les inégalités sociales. Les enfants sont très inégalement protégés et accompagnés dans leur découverte des outils numériques selon leur appartenance sociale. Les parents préoccupés quotidiennement d’assurer les besoins primaires de leur famille sont peu disponibles pour veiller à limiter les temps d’écran, et encore plus s’ils vivent dans une seule pièce et que la télévision allumée en continu constitue la seule échappatoire possible à leurs problèmes. Quand les enfants grandissent, la possibilité de parler des contenus choquants qu’ils ont vus en ligne est également très inégalement répartie socialement. Enfin, une dernière forme d’inégalité concerne l’accès à des activités alternatives aux écrans. La plupart sont payantes et réservées de fait aux enfants des familles aisées. Quant à « jouer dans la rue », c’est vécu par beaucoup de parents comme une source de risques supérieure aux écrans. De ce point de vue, il est urgent que les municipalités prennent conscience de la nécessité d’ouvrir les cours de récréation et gymnases des écoles les samedi et dimanche.


Enfin, l’utilisation par les parents de leurs propres outils numériques en interaction avec leur enfant (ce qu’on appelle la technoférence) est aujourd’hui pointée comme tout aussi problématique que le fait de laisser un enfant seul devant un écran. Un parent qui utilise son smartphone tout en parlant ou en jouant fait en effet des phrases plus courtes et répond par des mimiques plus pauvres aux sollicitations de son enfant. Il lui assure donc un moindre soutien éducatif et favorise moins la mise en place d’un attachement sécurisant.


Ces recherches plaident en faveur du développement de facteurs de protection. Ils sont nombreux et concernent à la fois l’État, les municipalités, la pédopsychiatrie, l’éducation nationale et l’éducation à la parentalité.


L’État, en plus de son rôle régulateur dans le cadre européen, doit favoriser l’utilisation de tous les moyens disponibles pour informer les parents sur les risques des écrans, ce qui suppose aussi un plan de soutien à la parentalité et la création de personnes ressource capables de répondre à leurs questions dans les établissements scolaires. Une étude de l’UNAF de 2022 a montré que près d’un parent sur deux ne se sent pas, ou pas suffisamment, accompagné pour réguler la consommation des écrans par ses enfants.

Dès la maternelle, une éducation aux particularités du numérique peut être développée sans qu’il soit nécessaire d’utiliser des écrans, comme le montre un programme mis en place en Suisse dans les cantons de Vaud et Neuchâtel. En élémentaire, l’éducation doit aborder l’histoire des machines, le fonctionnement des algorithmes, le codage, et le fonctionnement du cerveau face aux écrans. Et bien évidemment, cela suppose une réforme de la formation initiale et de la formation continue des enseignants de façon à intégrer la dimension du numérique et des écrans. Sur le versant médical, le développement de la pédopsychiatrie est indispensable pour permettre de répondre aux demandes d’aide concernant les souffrances adolescentes et éviter leur chronicisation.


Il est bien évident qu’une fois mis en place ces facteurs de protection, leurs effets ne se feront sentir que plusieurs années plus tard. Mais à défaut, prôner l’interdiction des écrans avant six ans risque d’inciter des parents à suivre le conseil donné depuis plusieurs années aux États-Unis par les fabricants de produits numériques : remplacer auprès de leurs enfants les écrans « dont la nocivité est démontrée » par des enceintes connectées. Le problème est que les enfants établissent rapidement avec elles des liens affectifs étroits au point d’en faire des confidents privilégiés. Avec le risque de voir dans ces machines, ou dans les jouets connectés, le compagnon imaginaire que tout enfant se cherche, et de trouver par comparaison la communication avec leurs semblables difficile et souvent décevante. Cela ne ferait que faire courir aux enfants et à la société des risques plus grands encore en termes de fracture du lien social et de manipulations de toutes natures. Les écrans ne sont que la pointe la plus visible d’un gigantesque iceberg, celui des objets connectés. Avant de demander leur bannissement, préoccupons-nous de ce qui pourrait les remplacer, et mettons en place une prévention qui concerne l’ensemble de notre environnement numérique.

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.