30 mai 2025

Le grand Wok du wokisme

Le terme « woke » provient du verbe anglais « wake » qui signifie « réveiller ». Il a, à l’origine, une valeur positive puisqu’il prétend pointer la nécessité de se réveiller face à l’injustice. Il est donc initialement utilisé pour désigner des personnes conscientes des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale. Mais la montée en puissance des courants réactionnaires, notamment aux États-Unis, va peu à peu renverser la signification du mot dans son contraire. Tous ceux qui s’opposent d’une façon ou d’une autre aux politiques DEI c’est-à-dire favorisant la diversité, l’équité et l’inclusion, dans le cadre d’une lutte contre les discriminations envers des groupes historiquement minoritaires ou minorisés, ont en effet intérêt à faire passer ceux qui les défendent pour des citoyens dangereux.


Le mot « woke », dont la signification est d’abord précise se confond bientôt avec le récipient de même nom, à une lettre près. Un grand nombre d’ingrédients y sont mélangés pour les besoins de la recette. Mais à la différence de ce qui se passe en cuisine, les ingrédients ne sont pas choisis pour leur qualité, mais pour leur pouvoir de susciter la réprobation d’une catégorie au moins de la population. Ainsi la juxtaposition des qualificatifs accolés au mot « woke » par leurs opposants leur fait-elle espérer la possibilité de regrouper un grand nombre de personnes qui, sans jamais avoir entendu parler du wokisme, se retrouvent dans la condamnation de l’un des éléments concernés : revendications transgenre, luttes décoloniales, critique du patriarcat, etc.
En France, un collectif d’universitaires, dont beaucoup en sciences humaines, se sont créé cet ennemi commun. Pour eux, il existerait un wokisme qui, tout à la fois, prônerait un « identitarisme délirant », s’attaquerait à la présomption d’innocence, à commencer par celle des agresseurs sexuels, encouragerait la discrimination positive (accusée de « racisme » par l’administration Trump), qualifieraient d’islamophobie les défenseurs de la laïcité. Mais surtout, le Wokisme aiderait Trump et Poutine à accroître leur pouvoir sur leur population et plus largement sur le monde. Comment ?


Pour ces universitaires, le wokisme constituerait un « repoussoir commode » pour Trump et Poutine en leur permettant d’attaquer les démocraties sous prétexte d’abandon de la morale du bon sens qui veut que les transgenres n’existent pas. Mais Poutine qui a attaqué l’Ukraine sous prétexte qu’elle était dirigée par un gouvernement nazi n’a visiblement pas besoin qu’il existe une seule personnalité woke en Occident pour accuser celui-ci d’être entièrement gangrené par wokisme. Quant à Trump, le fait qu’il oblige les universités qui refusent de livrer les étudiants qui ont participé à des manifestations contre la politique actuelle de l’État d’Israël à se séparer de tous leurs étudiants étrangers montre qu’il n’a pas besoin non plus du wokisme pour attenter aux droits fondamentaux des universités.


La seconde raison invoquée par ce collectif d’universitaires pour s’opposer au wokisme serait que les critiques de l’idéologie coloniale seraient exploités par la Russie et la Chine pour renforcer leurs critiques de l’Europe coloniale et y substituer leur propre colonialisme. Mais là encore, la Chine a bien assez dans sa propre histoire pour alimenter la critique du colonialisme occidental, à commencer par l’abominable guerre de l’opium et ses conséquences terribles pour la population chinoise.


Heureusement, ce collectif a trouvé le moyen de créer un rempart contre cette menace envers les fondements de l’universalisme et de l’Occident démocratique. D’abord un combat pour la raison et la rigueur scientifique, un combat pour la vérité ensuite, et enfin un combat pour la liberté de penser. Le problème est que le mur que ces chercheurs prétendent construire avec ces trois sortes de briques présente déjà des trous. Preuve en est qu’à la fin de la même tribune, ce collectif écrit que l’idéologie décoloniale ne serait « sans doute pas pour rien dans l’indifférence d’une partie de la jeunesse envers la cause ukrainienne. » En clair, cela signifierait que critiquer le colonialisme occidental vaudrait approbation du colonialisme russe qui souhaite annexer l’Ukraine. Si c’est cela que cette phrase veut dire, il aurait mieux valu le préciser. Mais même si ce n’est pas cela, il aurait été dans la logique de cette tribune de citer au moins une recherche ou un auteur pouvant seulement accréditer l’idée que l’argument serait plausible. Pour des gens qui prétendent défendre la rigueur scientifique et l’exactitude des raisonnements, c’est pour le moins problématique.

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.