16 octobre 2022

EDITO – Octobre 2022

Quand des publications scientifiques sont destinées à justifier des choix politiques

Vous vous souvenez ? C’était il y a à peine 20 ans. Tous les médias se faisaient l’écho des recherches américaines alarmistes censées démontrer que les images violentes vues sur les écrans par nos enfants les rendaient majoritairement violents ! Et aujourd’hui ? Eh bien vous seriez bien en peine de trouver dans les médias un écho de cette préoccupation. C’est qu’entre-temps, ces fameuses études qui ont angoissé des générations de parents ont toute été invalidées pour défaut de scientificité.

Mais il y a plus grave. Ces études américaines qui pointaient le rôle des jeux vidéo dans la violence de certains adolescents ne questionnaient jamais le rôle joué par l’omniprésence des armes à feu, ni non plus la pratique encouragée de la chasse aux animaux vivants chez des mineurs. Et pour cause ! Cette question est quasiment frappée d’interdiction par la constitution américaine ! En ignorant totalement certains paramètres qui organisent la société étudiée, de telles études se présentent comme valables « scientifiquement » alors qu’elles sont relatives à l’état d’une société donnée, et tendent donc à en justifier les a priori aussitôt qu’elles ne les interrogent pas.

En voici un autre exemple. Un récent article que j’ai eu à expertiser dénonçait les conséquences de ce que les auteurs nommaient la « pseudo pornographie » sur la jeunesse. L’article, écrit par une équipe chinoise, montrait, chiffres à l’appui, que la consultation, sur des sites en ligne, de courtes vidéos montrant des jeunes femmes vêtues de vêtements collants et de jupes courtes incitait les jeunes adultes à se masturber, ce qui contribuait à réduire leurs performances scolaires ou professionnelles. L’idée générale de l’article était donc qu’il fallait interdire cette « pseudo pornographie » au même titre que la pornographie qui l’est déjà en Chine. Le problème est que dans cet article, les comportements étudiés l’étaient sans jamais prendre en compte la répression sexuelle massive qui pèse sur les jeunes Chinois. En effet, dans ce pays, tout ce qui touche de près ou de loin à la sexualité est tabou. La plupart des jeunes Chinois n’ont aucune éducation à la sexualité et certains parents interdisent même toute relation sentimentale à leurs enfants avant 22 ou 23 ans.

La réactivité à des vidéos qui seraient anodines dans un autre pays est donc directement tributaire de l’état de frustration chronique des jeunes adultes chinois condamnés à ne trouver aucune autre expression à leur émotivité et à leur sexualité que la masturbation. La conclusion en est que la limitation à un seul pays d’une étude sur un sujet aussi dépendant de l’organisation sociale que la sexualité condamne à des résultats biaisés. Pour être valable, une telle étude devrait croiser ses résultats avec ceux de pays organisant différemment l’éducation sexuelle. Ce ne sont pas les vidéos incriminées qui sont responsables de la modification du rythme cardiaque et respiratoire des jeunes adultes, et de leurs pratiques masturbatoires, c’est leur impact sur une population privée de toute vie sexuelle et même sentimentale !

Ces deux exemples posent un seul et même problème : la façon dont certaines publications scientifiques interrogent un mal-être du seul point de vue des critères dont le pouvoir en place autorise le questionnement, présente le risque de faire oublier l’impact de l’organisation politique et sociale sur les résultats mesurés.

Alors, ne faudrait-il pas que les chercheurs en sciences humaines indiquent, dans chacune de leurs publications, l’impossibilité où ils ont été de prendre en compte certains paramètres du fait des choix politiques de leur pays ? Cela les obligerait à s’interroger sur la dépendance de leur fonctionnement mental aux habitudes et aux règles de la société dans laquelle ils vivent. Et cela éviterait que la recherche scientifique soit instrumentalisée au service de valeurs qui ne sont jamais clairement nommées, transformant certaines publications en outils destinés à entériner des choix politiques sans jamais le dire explicitement.

S.T.

photo de l'auteur

Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.