SkinnyTok : La mode de la maigreur réinventée à l’ère numérique
La phrase « Nothing tastes as good as skinny feels » (rien n’a aussi bon goût que la sensation d’être mince) a été prononcée par le supermodèle Kate Moss dans une interview en 2009 comme son mantra personnel. Cette réplique, ensuite reprise par le phénomène pro-anorexique Pro Ana, est démonstrative de la tendance existante dans les années 2000 autour de la maigreur comme idéal de beauté, aussi nommée Heroin chic. À travers les tendances de la mode et du luxe, mais aussi sur les réseaux sociaux, nous observons aujourd’hui un retour de cet idéal de beauté. Avec lui, l’apparition d’une tendance virale sur les réseaux sociaux, et particulièrement Tiktok, appelée le SkinnyTok.
En 2025, la tendance du SkinnyTok, dont le nom vient de la contraction des mots skinny (maigre) et Tiktok, est extrêmement présente sur l’application et montre des vidéos codifiées faisant l’apologie de la maigreur extrême. Souvent catégorisées avec le hashtag #skinnytok ou #skinny, ces vidéos véhiculent l’idée que la maigreur est synonyme de contrôle, et la seule définition possible de la beauté. Les contenus proposés comprennent des conseils pour sauter des repas ou ignorer la faim, des contenus qui encouragent la comparaison avec les autres, particulièrement les créateur.ice.s de ce genre de contenu, ainsi que des vidéos de motivation agressive. Pour ce faire, les vidéos proposées par des influenceu.r.se.s suivent plusieurs codes de la Hustle culture (culture de l’hyperproductivité). Ainsi, le contenu SkinnyTok est composé de vidéos courtes, face caméra, où la personne utilise un ton agressif et des slogans courts et marquants afin de véhiculer un style de vie où la nourriture est vue comme l’ennemi. Ces slogans comme « ton ventre ne gargouille pas, il t’applaudit de n’avoir pas mangé », « eat big, be big, eat small, be small » (mange beaucoup, soit gros, mange peu, soit fin), sont volontairement choquants et culpabilisants, afin de marquer l’esprit, pour que le public regarde ces vidéos jusqu’au bout. Parmi les vidéos codifiées proposées sous le hashtag #Skinnytok, il est très fréquent de trouver du contenu body checking (vérification corporelle). Cette pratique consiste à faire un comparatif très précis et régulier de son corps (mensurations, taille, poids, impuretés, etc.) en vidéo (Munro E. 2024). Ce comportement, qui montre un contrôle particulièrement fort de son apparence physique, favorise la comparaison et peut avoir un impact négatif sur l’estime de soi.
Cette tendance expose un public adolescent à des modes de vie qui peuvent être dangereux à la fois pour la santé mentale et physique, en faisant de façon détournée l’apologie de plusieurs formes de troubles du comportement alimentaire (TCA). À ce titre, SkinnyTok rappelle le phénomène Pro-ana dans son message global. Le phénomène pro-ana, qui existe depuis la création de forums à la fin des années 1990, consiste en un groupe de personnes atteintes de troubles alimentaires qui communiquent sur ces sujets à travers des groupes et des forums sur internet. Ce mouvement, qui porte les caractéristiques d’une communauté (vocabulaire commun, objectifs, règles de conduites, etc.) met en lien des personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire comme l’anorexie (appelée Ana) ou la boulimie (appelée Mia), qui se prodiguent des conseils afin de poursuivre leur perte de poids ou bien pour cacher à leurs proches ces comportements. D’abord considérés comme des espaces de promotion de l’anorexie, les sites « pro-ana » ont fait l’objet d’un projet de loi visant à les rendre illégaux en 2015 (projet finalement abandonné). Depuis, plusieurs recherches ont permis de mettre en lumière que ses sites constituaient aussi et surtout un espace particulièrement ouvert de parole et d’information sur les troubles de ses membres. De plus, ces espaces en ligne de communication étaient plus ou moins cachés, et seules les personnes étant activement intéressées par ses sujets se retrouvaient sur ces plateformes.
Cela souligne la différence fondamentale avec la tendance skinnytok, qui peut apparaître dans la page des recommandations Tiktok de n’importe quel utilisateur. En effet, l’algorithme de ce réseau social est fait pour proposer un contenu qui intéresse le public, en sélectionnant les vidéos à montrer selon plusieurs critères. Tout d’abord, les interactions de la personne avec le contenu proposé (enregistrements, mentions, commentaires, abonnements), mais aussi et surtout avec le temps passé par le spectateur sur une même vidéo. Ainsi, en regardant une vidéo en entier, le consommateur donne l’information à Tiktok qu’il apprécie un certain type de contenu, qui lui sera proposé de nouveau et de plus en plus régulièrement. Il suffit donc d’avoir visionné une vidéo de cette tendance une ou deux fois pour influencer les contenus proposés par l’algorithme dans la page des recommandations.
Cela représente un risque pour les utilisateurs de subir un matraquage de cette idéologie de la maigreur, alors même que cela ne représente pas initialement un point d’intérêt pour eux. Le discours culpabilisant et l’apologie de corps maigres peut alors avoir un impact important sur l’estime de soi et l’alimentation du spectateur ou de la spectatrice. La question de l’estime de soi, bien que multifactorielle, a été l’un des points d’intérêt d’une étude menée par des chercheuses australiennes Blackburn et Hock en 2024 sur des jeunes femmes. Cette dernière a pu démontrer qu’une exposition courte (moins de 10 minutes) à ce genre de contenu pouvait avoir un effet immédiat sur la satisfaction corporelle.
De plus, les créateur.ice.s ne font délibérément aucune mention explicite des troubles du comportement alimentaires. Cette absence de terminologie clinique rend plus difficile la modération de l’application et peut transmettre des messages dangereux, glorifiant une idéologie corporelle malsaine et un lien troublé à l’alimentation. Dans le cas de personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire, l’exposition accrue au contenu SkinnyTok peut avoir des effets aggravants sur le trouble préexistant (Dondzilo, Rodgers et Dietel, 2024).
Après la demande répétée des régulateurs européens notamment, l’application Tiktok essaye de réguler ce genre de contenu, notamment en modérant les mentions de SkinnyTok ou en ajoutant des messages de prévention lorsqu’un utilisateur cherche ce mot sur l’application. Cependant, il semble que cette modération ne soit pas suffisante, et les créateur.ice.s de ce type de contenu trouvent le moyen de contourner cette modération.
Il existe plusieurs manières d’influencer l’algorithme Tiktok afin que celui-ci ne propose plus de contenu SkinnyTok. Il est d’abord possible de signaler les vidéos, ou bloquer les créateur.ice.s de contenu qui le promeuvent. Ensuite, il est possible via les paramètres de l’application de supprimer l’historique des vidéos vues, ou bien de réinitialiser la page des recommandations. Enfin, il est possible d’influencer l’algorithme en faisant des recherches manuelles sur des sujets d’intérêts, jusqu’à ce que la page des recommandations les propose aussi. Particulièrement pour le public adolescent, il est important de proposer des espaces de parole pour déposer et discuter des images qu’ils voient sur les réseaux sociaux, qui peuvent être difficiles à mettre en sens, et qui peuvent avoir des conséquences sur la vision de soi et du monde.
Le phénomène SkinnyTok n’est qu’une petite partie d’une tendance plus large sur les réseaux sociaux, qui consiste à proposer des contenus liés aux régimes, à la nutrition et la diététique en général. Selon une étude de plusieurs centaines de vidéos au contenu diététique sur Tiktok, celles présentant des alimentations troublées représente 6,4% de l’échantillon de 250 vidéos (issu de Diet culture on Tiktok ; a descriptive content analysis).
Natacha Lesage
Sources :
Aubery, L. (2025). Le retour du culte de la minceur.
Blackburn, M. R., & Hogg, R. C. (2024, août 7). #ForYou? The impact of pro-ana TikTok content on body image dissatisfaction and internalisation of societal beauty standards.
Dondzilo, L., Rodgers, R. F., & Dietel, F. A. (2024). Association between engagement with appearance and eating related TikTok content and eating disorder symptoms via recommended content and appearance comparisons. International Journal of Eating Disorders, 57(2), 458–462.
Munro, E., Wells, G., Paciente, R., Wickens, N., Ta, D., Mandzufas, J., Lombardi, K., & Woolard, A. (2024). Diet culture on TikTok: A descriptive content analysis. Public Health Nutrition, 27(1), e169.
Tubaro, P., & Casilli, A. A. (2017, 2 février). Réprimer les sites «pro-ana» : une fausse bonne idée. CNRS Le journal.
The Peculiar Club. (2025). Internet nous rend MALADE. (skinnytok = le nouveau Tumblr).
Casilli, A., & Tubaro, P. (2016). Le phénomène « pro-ana » : Troubles alimentaires et réseaux sociaux. Presses des Mines.
