3-6-9-12 à Singapour
« Comment faire avec nos élèves de 5ème et de 2nde tous équipés en Chrome Book ? » ; « Comment penser ChatGPT dans l’enseignement ? » ; « Quelle est la place de l’école aux côtés de la famille pour réguler le numérique à domicile ? » ; « La violence des images est-elle culturelle ? » ; « Quelle place donner aux réseaux sociaux pour des adolescents loin de chez eux ? ».
Autant de questions posées par la communauté éducative de l’International French School (IFS) de Singapour, établissement privé international de 3000 élèves, allant de la petite section de maternelle à la Terminale. Sollicités, au départ, par la direction pédagogique de l’établissement sur nos balises 3-6-9-12+, nous avons pu nous immerger dans les différentes sphères de la communauté de cette école située de l’autre côté du globe. C’est donc auprès des élèves de 5ème et de 2nde, de professeurs de primaire, collège et lycée et auprès des parents que nous avons échangé, pendant une semaine, autour des questions du numérique. Si la question de l’expatriation et le contact avec une terre étrangère influencent, pour beaucoup, les vies des familles et donc leur usage du numérique, des questions et des constats partagés par tous demeurent, au-delà des frontières. Ces questionnements témoignent de l’immense révolution technologique dans laquelle nous sommes, tous ensemble, impliqués.
Le travail avec les enseignants :
Sur le plan pédagogique, trois axes de travail ont émergé de notre réflexion : apprendre le numérique, apprendre par le numérique et apprendre avec le numérique. Apprendre le numérique, c’est bien sûr comprendre l’outil qui est en sa possession, le fonctionnement d’internet, la société marchande qu’elle engendre mais aussi le traitement de l’information et la façon de la rechercher. Apprendre par le numérique c’est se servir de ces outils pour enrichir sa pédagogie, sortir du papier/crayon pour penser autrement. C’est aussi permettre à ceux qui sont plus loin du scolaire de compenser leurs difficultés. Et enfin apprendre avec le numérique, sans doute le plus gros chantier, est une réflexion à mener sur la façon d’enseigner dans nos sociétés en pleine mutations. Penser l’apprentissage, les relations de sociabilités, les relations à l’identité autrement. Penser le collaboratif pour confronter les idées, penser la classe inversée pour apprendre à apprendre et, surtout, cultiver et alimenter sa créativité. À l’heure où les algorithmes nous servent toujours ce que nous connaissons déjà pour conforter notre opinion, nous avons besoin d’apprendre à nos élèves/enfants à penser par eux-mêmes, et donc penser contre eux-mêmes.
Évidemment la question de l’équipement numérique n’en n’est pas une dans cet établissement qui dispose de beaucoup de moyens. On s’interroge davantage sur ce que cet équipement change dans les liens entre les élèves et dans l’apprentissage. Si l’écran est, bien sûr, utilisé comme un substitut des outils de la culture du livre, il est aussi à questionner plus largement sur les impacts qu’il engendre dans l’éducation. En cela, rien de bien différent des écoles en France, hormis peut-être la facilité d’accès aux écrans à l’école. On équipe d’abord, on forme après.
Nos interventions auprès des élèves :
Intervenir dans une autre culture à l’autre bout du monde n’est pas chose simple, il convient en effet de prendre en considération la spécificité de ces jeunes qui sont immergés dans un environnement international et dans un pays tourné vers le monde et sa modernité. Singapour, bien que majoritairement chinois par sa population, accueille de nombreuses communautés asiatiques mais aussi européennes, avec presque 20 000 ressortissants français. Plateforme incontestée de la finance, on dit qu’il y fait bon vivre, malgré le coût de la vie assez cher, car tout y est sûr. Pas de délinquance, pas de saleté, pas de pauvreté. Un « paradis » en somme, ou en tout cas dans ce qui est donné à voir, dont on ne sort quasiment qu’en avion (souvent pour aller à Bali, en Thaïlande ou en Indonésie pour le week-end, d’ailleurs). Ces jeunes polyglottes, dont le niveau scolaire excelle, grandissent au contact d’un système scolaire Singapourien très exigeant. Tout est en place pour s’imaginer dans le meilleur des mondes, avec l’idée de perpétuer l’excellence et de ne décevoir personne. C’est d’ailleurs l’image que nous ont renvoyée les élèves de collège et de lycée : classes peu chargées, élèves performants et disciplinés, connaissant par cœur tout le discours attendu sur les réseaux sociaux et les jeux vidéo. « Le numérique ? Pas trop, pas trop longtemps, surtout pour travailler ! » En miroir, les enseignants évoquent des élèves très scolaires qui travaillent en fonction des attendus des professeurs et des grandes écoles qui suivront, mais qui manquent souvent d’autonomie. On dit communément que les élèves finissent par ressembler aux pays qui les accueille… Mais cette autonomie semble se retrouver dans l’usage que ces adolescents font de leurs outils numériques à domicile.
Les enseignants, par leur place privilégiée d’éducateurs, se questionnent sur l’équilibre à tenir entre le maintien de cette pression largement entretenue par tout un système et le développement de leurs élèves. En tant que bons héritiers de l’esprit des lumières et de la révolution, il est question de savoir si l’on forme suffisamment des citoyens aptes à penser par eux-mêmes là où tout semble déjà préétabli. En ce sens, si le numérique ne sert qu’à majorer les compétences déjà existantes, il risque fort de contribuer à former des citoyens performants mais très influençables. Très en demande d’échanges et de partage, les professeurs de cet établissement font comme ils peuvent avec les nouvelles technologies : certains s’en emparent immédiatement, d’autres ne savent pas comment lui donner une place utile, d’autres se questionnent et tâtonnent, découvrant des usages innovants et créatifs. La première réponse donnée de façon collective, en lien avec la demande parentale, est celle du contrôle : contrôler l’accès, les contenus, les horaires. C’est donc autour de cette notion que tout le monde se retrouve pour penser le numérique. Chacun y va de sa croyance sur le temps passé, les dangers que celui-ci représente, etc. Mais même si la question du temps d’accès est une question pertinente qu’il convient de poser, c’est bel et bien celle de l’accompagnement qui reste la plus importante.
Les conférences auprès des parents :
Nous nous sommes interrogés plus largement avec les enseignants et les parents sur le changement d’optique à mener pour dépasser cette question du contrôle. S’il faut bien sûr se mettre d’accord sur les limites à apporter, veiller à une bonne alternance dans le quotidien des enfants, il faut aussi (et peut-être surtout) leur permettre de s’autoréguler dans cette société qui ne va faire qu’augmenter la place donnée aux nouvelles technologies. Il s’agit alors de sortir de la question du temps d’écran afin de penser autrement : penser le numérique dans son contexte, pour ces jeunes-là, en fonction de leurs spécificités. La place des réseaux sociaux dans un contexte de société très « tenue » où le jeune a peu d’espaces à lui, le jeu vidéo comme un espace d’immersion qui lui appartient et où, finalement, il peut déployer ce qu’il est, la question du lien à l’autre, à la famille qui est loin, autant de pistes qui réaménagent les problématiques d’usages excessifs et qui permettent d’installer un dialogue plus personnel sur l’usage que les jeunes font de ces outils.
Nous remercions chaleureusement l’équipe de l’IFS de nous avoir sollicités pour l’accompagnement de cette réflexion au sein de leur établissement. Au-delà des kilomètres qui nous séparent et des spécificités des écoles à l’étranger, la création d’un espace de pensée collectif est, en soi, un dispositif qui insuffle de l’air frais et une façon de se sentir encore bien tous humains. En cela, que ce soit à Singapour ou ailleurs, il est indispensable de se mettre ensemble pour accompagner nos jeunes dans la société qui les attend.