Le Jeu des Trois Figures : un dispositif d’autorégulation émotionnelle au service des apprentissages
Par Thérese Auzou-Caillemet, autrice de la thèse Les interactions d’accompagnement dans les aides pour les élèves en difficulté : invariants et particularités des ES-ADP soutenue en 2023 à l’Université de Caen-Normandie
À l’école, les activités impliquant émotions, parole et symbolisation sont souvent cantonnées aux marges des apprentissages. Pourtant, certaines d’entre elles constituent de véritables leviers pour le développement des compétences cognitives. Le Jeu des Trois Figures (J3F), conçu par Serge Tisseron en 2006, en est un exemple éclairant. Derrière son apparence ludique se cache un outil structurant, capable de favoriser à la fois l’autorégulation émotionnelle et la pensée réflexive, deux dimensions fondamentales pour apprendre.
Si mes recherches sur les interactions d’accompagnement dans les aides pour les élèves en difficulté n’ont pas porté spécifiquement sur ce jeu, elles m’ont permis d’en percevoir l’intérêt lorsqu’il était mobilisé par certains enseignants. Croisées avec la littérature scientifique, ces observations ont mis en lumière le potentiel du J3F pour favoriser la co-construction de sens et le développement d’une posture réflexive, chez les élèves comme chez les enseignants.
Un jeu… mais pas seulement
Le J3F invite les élèves à incarner, à travers des mises en scène, trois rôles : la victime, l’agresseur et le tiers qui peut être simple témoin, redresseur de torts ou sauveteur. À partir d’une image marquante rapportée par les enfants, l’adulte transforme une scène issue des écrans (qui ne comporte pas forcément au début ces 3 figures) en un scénario schématique, une sorte de squelette narratif, qui servira à l’élaboration d’un nouveau scénario coconstruit par les enfants, propice au jeu et à la réflexion collective. Lorsque l’image proposée par les enfants comporte une forte charge de violence, cette transformation permet une véritable « détoxication symbolique » qui la débarrasse de sa charge anxiogène.
Ce jeu ritualisé offre un cadre sécurisé où les élèves peuvent exprimer, observer, nommer et ajuster leurs émotions, mais aussi développer des compétences langagières, narratives et sociales. Il engage notamment les fonctions exécutives : planification des tâches, flexibilité mentale, inhibition… autant de processus essentiels à tout apprentissage scolaire. Ces fonctions exécutives, telles que définies par Houdé (2014) et Dehaene (2018) englobent des processus cognitifs de haut niveau activement mobilisées dans toute tâche d’apprentissage. Mais leur développement dépend fortement du climat relationnel, de la capacité à gérer ses émotions et de la possibilité de prendre du recul sur ses actions.
Autorégulation et climat d’apprentissage
Les travaux de Bandura (2007) ont montré combien la régulation émotionnelle et la régulation cognitive sont interdépendantes. Le sentiment d’efficacité personnelle se construit dans ces moments où l’on agit, ressent, observe et ajuste, en étant reconnu par le groupe et soutenu par l’adulte. Autrement dit, les apprentissages sont plus efficaces quand ils s’ancrent dans un climat relationnel serein en lien avec des feedbacks valorisants, un environnement sécurisant et la possibilité d’observation mutuelle entre pairs (Borst, 2019).
Le J3F permet justement cette montée progressive en autonomie. L’enseignant y tient d’abord une place active, mais s’efface progressivement : le groupe apprend à co-réguler ses échanges et à structurer ses interactions. On passe alors d’une autorégulation collective à une autorégulation plus personnelle, condition essentielle à l’engagement cognitif.
Une passerelle entre émotions, langage et pensée
Le dispositif J3F crée également des ponts entre des sphères trop souvent cloisonnées à l’école : le socio-émotionnel, le cognitif, le langagier. Le moment de verbalisation qui suit la mise en scène est particulièrement fécond pour les élèves plus âgés (fin de primaire et collège). Les élèves apprennent à parler de ce qu’ils ont ressenti, à écouter d’autres points de vue, à comparer et réfléchir à leurs choix. Ces compétences aident à leur tour à s’ajuster aux apprentissages scolaires, à développer une pensée critique, une autonomie dans l’action, une conscience de soi et des autres. On n’est plus seulement dans la gestion du « vivre ensemble », mais bien dans la construction des conditions d’un apprentissage réfléchi et engagé.
Une pédagogie du conflit sociocognitif
Intégrer le J3F dans la culture scolaire, c’est donc faire le pari d’une pédagogie qui valorise la multiplication des points de vue et les tensions dynamiques entre elles. Celles-ci deviennent autant d’occasions d’apprendre à penser avec les autres et parmi les autres. C’est proposer aux élèves des espaces pour apprendre non seulement à dire et à faire, mais à se penser en train de dire, de faire… et d’apprendre.
Le J3F incarne ainsi l’ambition d’une école qui articule développement des compétences psychosociales et exigence cognitive.
Bibliographie
Auzou-Caillemet (2023) Les interactions d’accompagnement dans les aides pour les élèves en difficulté : invariants et particularités des ES-ADP – Thèse de doctorat
Bandura, A., & Lecomte, J. (2007a). Auto-efficacité : Le sentiment d’efficacité personnelle. De Boeck.
Borst, G. (2019). Cerveau, raison, émotion et apprentissage chez l’enfant et l’adolescent. Diversité, 195(1), 36-39.
Dehaene, S. (2018). Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines. Odile Jacob.
Houdé, O. (2017). Apprendre à résister. Gallimard
Tisseron, S. (2020). Empathie et manipulations : Les pièges de la compassion. Albin Michel.
