6 février 2022

Limitation du temps des jeux vidéo en Chine : le supposé contrôle de la jeunesse chinoise

La nouvelle réglementation entrée en vigueur fin août 2021 sur la limitation drastique du temps passé sur les jeux vidéo décidée par le gouvernement chinois s’adresse aux jeunes mineurs ; lesquels doivent particulièrement éprouver, comme un âpre écho aux célèbres pages d’A. de Tocqueville : qu’« au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».

La mesure n’est pas nouvelle puisque depuis 2019, le temps de jeu en ligne pour les mineurs est limité à 1h30 par semaine (3h le week-end) avec une interdiction de jouer entre 22h et 8h du matin. Cette mesure, jugée trop laxiste par le gouvernement chinois, a donc été remplacée par une nouvelle réglementation plus autoritaire visant à interdire aux enfants et aux adolescents de jouer plus de trois heures par semaine. Ces trois heures de « liberté » de jeu sont néanmoins contraintes au vendredi, samedi et dimanche entre 20h et 21h, à raison d’une heure par jour ; l’exercice du pouvoir chinois se présentant toujours aussi « détaillé et régulier » mais s’exerçant cette fois avec un peu plus de dureté.
« L’opium mental » que représentent les jeux vidéo (selon la qualification d’un quotidien officiel) se doit donc d’être cadré, limité. Et ce, dans la visée de libérer du temps à la jeunesse pour mieux la protéger. La protéger tout particulièrement des problématiques dites « d’addiction ». Rappelons ici que la Chine a ouvert des centres de désintoxication aux jeux vidéo dès les années 2000 et compte près de 110 millions de joueurs de moins de 18 ans.
Face à cette problématique de surconsommation des jeux vidéo pointée par les autorités, le géant d’internet Tencent avait pourtant tenté, quelques mois avant que l’État chinois ne légifère, de proposer « un verrou numérique » pour les plus jeunes joueurs. Cela n’a visiblement pas été suffisant pour le gouvernement, lequel a aussi étendu sa loi de protection des mineurs aux réseaux sociaux. En effet, le réseau social Douyin (qui se nomme TikTok dans sa version internationale) s’est vu contraint de limiter lui aussi le temps d’utilisation de ses utilisateurs de moins de 14 ans à 40 minutes par jour (entre 6h et 22h).

Face aux algorithmes présents dans ces outils de divertissement qui visent à capter toujours plus le temps d’attention de ses utilisateurs pour le monétiser (publicité, modèle de jeux vidéo « free-to-play »), nous pouvons envisager que ces mesures gouvernementales, quoique d’un paternalisme un soupçon despotique, s’avèrent favorables, en particulier lorsqu’elles visent la protection de la jeune génération de plus en plus aux prises avec la consommation excessive des outils numériques.
C’est ici que nous pouvons donc questionner la raison qui pousse le gouvernement chinois à légiférer sur le sujet – il pourrait se contenter d’en appeler à la responsabilité parentale et mener des campagnes de prévention. À cette interrogation, la réponse apparaît de manière assez évidente : contrôler le temps libre de la jeunesse chinoise, cette « cible » touchée par ces limitations.
Mais ce contrôle s’exerce non pas sur les jeux vidéo hors ligne, ni les réseaux sociaux (exception faite pour les plus jeunes utilisateurs du réseau Douyin), ni non plus sur les temps d’écran en général. Il s’exerce bel et bien sur les jeux vidéo en ligne.
Par conséquent, c’est probablement moins « l’addiction » aux jeux vidéo que l’interaction des joueurs dans un monde virtuel intangible que les autorités chinoises semblent le plus redouter.
Car dans ces communautés créées par les jeux en ligne, comme le précise S. Tisseron : « les joueurs affrontent, bien entendu, mais ils aussi des stratégies communes, et, parfois, il leur arrive de parler d’autres choses. De leur vie privée, voire de la société ».
Rappelons que l’adolescence est un moment particulier dans le développement humain : chaque génération (ré)invente son époque dans la mesure où « les adultes savent comment faire les choses, mais les adolescents ne les écoutent pas, font à leur manière, et parfois innovent ».
En limitant le temps de jeux vidéo en ligne, c’est bel et bien cela que l’État chinois, prônant la notion de stabilité comme paradigme de l’exercice de son pouvoir, cherche à limiter en contrôlant ces jeunes joueurs : la « pensée collaborative » d’une jeunesse, laquelle, par définition, cherche l’instabilité afin de créer et inventer la future société dans laquelle elle évoluera une fois adulte.
Tel que le résume S. Tisseron : « une heure par jour, c’est le temps suffisant pour des joueurs de jeux en réseau pour combattre des ennemis, seuls ou avec des camarades, sur des espaces consacrés. Mais ce n’est pas suffisant pour avoir envie de parler de la vie et des possibles ».

« Le dernier, et sûrement pas le moindre, trait caractéristique d’une civilisation (…) est le mode de réglementation des rapports humains ». Autant dire que les autorités chinoises ne prennent pas ce trait à la légère, lorsque l’on sait que l’ensemble de l’internet chinois est soumis à une surveillance permanente et générale, par le biais d’algorithmes mais aussi par l’entremise de milliers de « petites mains » veillant à la conformité de chaque message publié. En plus des mesures de limitation de temps de jeu, ce véritable panoptique numérique, sous couvert de protection de la jeunesse, permet plus probablement de la contrôler : « il ne détruit point, il empêche de naître ».

Mais cela est sans compter sur la capacité créatrice de la nouvelle génération, laquelle se fait maître dans l’art de la réinvention, particulièrement lorsqu’il s’agit de détourner un outil numérique de sa prescription initiale pour en inventer un nouvel usage. Pour ne prendre qu’un exemple prototypique, nous pouvons citer le réseau social Doyin/TikTok, dans lequel de jeunes usagers détournent l’outil, sous couvert d’un « tuto maquillage » pour faire passer des messages politiques. De la même manière, cela ne peut cependant pas se quantifier, mais de nombreux mineurs détournent les règles de limitation du temps de jeux vidéo en ligne en usurpant l’identité de personnes majeures, cherchant ainsi à s’extirper d’un cadre devenu carcan.
Comme chacun sait, le bâton n’est pas le roseau, et moins il est souple, plus il risque de se rompre.

Julia Leleux

Bibliographie

Ouvrages
• FREUD, S., Malaise dans la civilisation. Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2010.
• TOCQUEVILLE, A. De la Démocratie en Amérique, vol. II, Paris : Flammarion, 1993.

Articles
• MOGHADDAM, F. (2021). Limite du temps de jeux vidéo en Chine : une mesure de santé publique très politique. Dans « Actualités » France Culture. https://www.franceculture.fr/numerique/limite-du-temps-de-jeux-video-en-chine-une-mesure-de-sante-publique-tres-politique
• SIX, N. (2021). La Chine limite le temps d’utilisation de TikTok à 40 minutes par jour chez les moins de 14 ans. Dans « Pixels » Le Monde. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/09/20/la-chine-limite-le-temps-d-utilisation-de-tiktok-a-40-minutes-par-jour-chez-les-moins-de-14-ans_6095345_4408996.html
• TISSERON, S. (2021). En limitant le temps de jeux vidéo en ligne pour les mineurs, le gouvernement chinois fait un pari risqué. Dans « Débats » Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/10/01/serge-tisseron-en-limitant-le-temps-de-jeux-video-en-ligne-pour-les-mineurs-le-gouvernement-chinois-fait-un-pari-risque_6096674_3232.html

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