21 octobre 2020

Derrière nos écrans de fumée – ou quand Netflix invite à lâcher les réseaux sociaux

On appelle « repentis » les anciens ingénieurs, informaticiens et responsables de l’optimisation financière qui ont quitté Google, Apple, Facebook, Instagram, Snapchat ou Pinterest après avoir contribué à fabriquer leur puissance, le jour où ils se seraient rendu compte qu’ils avaient fabriqué le diable (on peut voir ici leur profils : https://www.usine-digitale.fr/editorial/tristan-harris-sean-parker-renee-diresta-qui-sont-les-repentis-de-la-silicon-valley.N653649).

Ils sont les vedettes du film disponible sur Netflix The social dilemma, dont le titre en français est devenu « Derrière nos écrans de fumée ». Il y est question des réseaux sociaux dont le pouvoir serait de nous éloigner les uns des autres, de nous manipuler à notre insu et d’être devenus, au fil des années, une énorme entreprise de surveillance et de contrôle de chacun au service d’un capitalisme toujours plus vorace. L’expression « capitalisme de surveillance » avancée dans le film semble en effet bien adaptée. Les activités en ligne de chacun sont observées, suivies et mesurées, tandis que des algorithmes exploitent les biais cognitifs des utilisateurs pour augmenter leur temps de consommation, en obtenir plus d’argent et/ou d’informations personnelles, orienter leurs choix et assurer le succès des publicités.

Un modèle économique qui régit tout le secteur numérique

Le problème est que, contrairement à ce que ce film pourrait laisser penser, ce nouveau capitalisme ne régit pas seulement le modèle des réseaux sociaux. La simple télévision le pratique déjà à la mesure de ses moyens. C’est ce que le patron de TF1 appelait en 2001 « offrir aux annonceurs du temps de cerveau disponible ».
Pour ce qui concerne les jeux vidéo, les choses sont plus claires encore. Depuis quelques années, des algorithmes dont le joueur n’a pas conscience manipulent ses choix de façon qu’il est incité à jouer toujours plus longtemps, à dépenser toujours plus d’argent et à apporter toujours plus de données personnelles monétisables à la plate-forme qui héberge son jeu.
Et Netflix ? Il n’agit pas autrement ! Cette entreprise sait ce que nous avons choisi de regarder, à quelle heure nous l’avons regardé, à quel moment nous avons arrêté parce que le spectacle était trop pénible où ennuyeux. Et il sait aussi là où nous habitons, et donc notre catégorie sociale car l’habitat est corrélé avec les revenus de chacun. Et puis il sait ce que nos enfants regardent, et en fonction de ce que chacun visionne, ils peuvent savoir si vous êtes un homme ou une femme, joyeux ou déprimé, etc. Et cela lui permet d’orienter nos choix à notre insu…

Le remède de se parler

Face à cette menace, les intervenants dénoncent le danger de ne plus se parler. Mais alors, pourquoi se sont-ils fait filmer chacun seul face à une caméra, dans une succession de soliloques, alors qu’ils sont probablement voisins dans la Silicon Valley ? Ces gens seraient-ils incapables de commencer par se parler entre eux ?
Pendant le générique final, un médecin finit quand même par donner quelques conseils. Il propose de retarder l’entrée sur les réseaux sociaux au lycée, de ne pas utiliser le smartphone pendant le repas et d’interdire aux adolescents de l’emmener dans leur chambre. Ceux qui connaissent les « balises 3-6-9-12 » reconnaitront dans ces deux derniers conseils ceux que nous donnons depuis 2008. Mais à « 3-6-9-12 », nous y ajoutons le fait de parler avec les enfants de ce qu’ils voient sur les écrans et de ce qu’ils en font, afin d’établir un climat d’échanges bénéfiques à tous. Ce médecin américain, lui, n’en dit mot, et les courtes séquences de vie familiale destinées à illustrer les ravages du smartphone n’évoquent pas non plus cette possibilité…
Alors, The social dilemma, est-ce pour nous inviter à lâcher nos écrans ou à en changer ? Ces anciens acteurs des GAFAM veulent-ils vraiment nous mettre en garde contre les dangers de l’économie numérique, ou bien commencer chacun à construire leur légende tout en récupérant un peu du temps que nous passons sur les réseaux sociaux pour nous le faire consacrer à Netflix ? Et d’ailleurs, où ont-ils investi les formidables bénéfices qu’ils ont tirés de leur longue allégeance aux GAFAM, quand ils en étaient encore actionnaires ? A Netflix ? On aimerait en savoir plus…

 

 

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université de Paris (CRPMS).

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.