21 octobre 2020

Elle a menti pour les ailes

Roman de Francesca Serra

Les réseaux sociaux, on en parle, on en reparle. La nécessité d’informer et/ou de se former est de plus pressante chez les professionnels et même chez les parents. Pour lutter contre le harcèlement scolaire qui s’exerce en ligne, des propositions parlementaires sont faites, des associations se mobilisent, des parents s’inquiètent.
Mais que sait-on au juste de ce que vivent ces jeunes dans leur intimité ? Quelle place ces réseaux tiennent-ils dans la construction de leur identité, dans leur rapport à l’autre, au groupe ?
C’est ce que le roman de Francesca Serra nous invite à découvrir. A travers le portrait d’une adolescente harcelée sur les réseaux sociaux, l’auteur décrit la fresque sociale d’une génération Z née avec internet au bout des doigts. Extraits décryptés…

Quand Garance Sollogoub rentre en seconde, elle est d’une beauté rare dont elle ne semble pas avoir vraiment conscience. « Il suffit qu’elle traverse la cour du lycée en jean, top blanc et tennis pour provoquer de petits arrêts cardiaques dans la population masculine ». Sage fille d’une professeure de danse dans une petite ville du Sud-Est de la France, la vie de la lycéenne ressemble à celle de beaucoup d’autres, tiraillée entre le désir d’être vue, reconnue et de se construire une vie. Sa trajectoire de vie change lorsque Salomé, une lycéenne très en vue, de 3 ans son aînée, la « follow » sur Instagram et l’invite à la soirée qu’elle donne pour Halloween. Dès lors, elle n’aura de désir que de s’intégrer à cette bande d’adolescents plus âgés qui va « l’interner sur Internet » et lui faire vivre la cruauté de la meute jusqu’à la nausée.
Sans dévoiler l’intrigue, nous avons sélectionné quelques épisodes à travers la vie de Garance pour nous permettre de mieux comprendre les questions existentielles de ces adultes en devenir…

Se raconter pour exister : Pour construire le sentiment d’exister, il faut raconter ses expériences du monde à quelqu’un. Ces constructions peuvent être complexes ou très simples et à défaut d’un interlocuteur réel, nous nous construisons un compagnon imaginaire. Avec les réseaux sociaux, le corps devient un objet morcelé, travaillé dans le moindre détail pour être montré et dire quelque chose de soi. Un sourcil, un regard, une bouche, une mèche, autant de d’éléments qui mettent en scène l’adolescente, dans un souci effréné d’avoir un retour sur elle-même et une réassurance dans sa beauté. Les commentaires sont vitaux et cruels à la fois. Ils permettent d’intégrer une image complète de soi ou au contraire se désintégrer dans le regard trop acide de l’autre.
Garance participe à un concours de beauté qui va la propulser beaucoup plus loin que ce qu’elle n’imagine. Pour Salomé, la tête de la bande qui joue de son droit d’aînesse et de sa place dans la meute, elle est une concurrente certaine. Guidée par le désir de garder sa place et sa réputation, elle va faire de Garance, une rivale amie, corvéable et ridiculisée. Dans un souci de réassurance et de maitrise, Salomé visite le profil de Garance et évalue ainsi la vie de son adversaire:
« tête penchée d’un côté, de l’autre, langue tirée, œil cligné, index et majeur écartés pour faire un V à l’horizontale, fausse grimace, moue mignonne, air morose, mèche à droite, mèche à gauche… » Autant de poses et d’attitudes pour raconter quelque chose d’une vie adolescente. Car c’est bien à travers son corps que la jeune fille parle d’elle. La preuve, sur les 2993 photos, il y a 1726 selfies que Salomé observe et décrypte. Jalouse, Elle conclut son inspection en disant que sa rivale est superficielle.

Maîtriser la distance qui sépare de l’autre : Toute relation est affaire de distance. Trop près on perd son identité, trop loin on se sent abandonné. Ces angoisses, particulièrement fortes à l’adolescence, sont majorées dans une relation amoureuse et parfois difficile à supporter. Sur les réseaux sociaux, le désir de contact et de proximité peut devenir une obsession qui occupe Garance dans tous les moments de la journée, la nuit, le jour, dans sa chambre, dans son bain. Elle attend un signe de Vincent, le bellâtre de la bande qui a quitté la région et vit désormais à Grenoble. Après leur rencontre sulfureuse, la jeune fille ne pense qu’à le revoir « Il y a 2 semaines que Vincent est reparti. Les premiers jours, quand elle s’attendait encore à recevoir un message de sa part, la moindre sonnerie la faisait bondir. Cet écran entre l’espoir et la déception, à la découverte du nom affiché à l’écran, c’était comme si son cœur sautait à l’élastique. »
Comment lutter contre cette angoisse de séparation qui envahit la jeune fille dans tout son être ? Le téléphone comme objet physique devient une transposition du lien qu’elle souhaite maintenir avec cet idéal de garçon :
« Elle était en permanence sur le qui-vive ; elle pouvait entendre son téléphone même quand il ne sonnait pas. Ou bien elle faisait glisser son doigt sur l’écran en veille, pour le stimuler. Gentiment… Dans les phases de crise, elle tapotait mille fois par minute son icône Messages, harcelait ses applis Whatsapp, Instagram, Facebook, Twitter, Snapchat ; elle ne pouvait pas obliger Vincent à se manifester mais c’était pour rester active. Au bout d’une semaine de ressentiment accumulé, le téléphone était devenu haïssable. »

Se montrer et se cacher à volonté : Le désir de se montrer est premier chez l’être humain : le bébé cherche dans le regard de sa mère à savoir qui il est. Puis chacun tente de se découvrir dans les réponses d’autrui à ses sollicitations : c’est le désir d’extimité que les adolescents revisitent intensément. Sur les réseaux sociaux, ce désir bascule rapidement dans l’exhibitionnisme. Comprendre qui l’on est passe par l’expérimentation de ses limites corporelles. L’écran autorise une désinhibition propice à l’excès. Circulant au sein d’un groupe, les images sont scrutées, partagées, jugées. La condamnation en retour peut être cinglante pour exclure l’un de leur membre. C’est alors que commence le harcèlement. Le jeune, banni de la communauté, est jugé par tous indigne d’en faire partie. Le cyber-harcèlement poursuit l’œuvre de mise à l’écart le soir à travers les réseaux sociaux jusqu’à épuisement de la cible.
En postant une vidéo intime à Salomé et Vincent, Garance pensait renforcer leurs liens charnels et créer un pacte secret indélébile entre eux. C’était sans compter toutes les rivalités et les enjeux interpersonnels dans les relations de bande, ni sans se soucier du pouvoir magistral et indomptable d’internet. Par vengeance ou dans l’impossibilité de garder un secret de cette nature, on ne saura pas sur quelle intention se développe le harcèlement scolaire dont Garance est victime par la suite. La jeune fille de 15 ans à qui tout réussissait dans sa conquête d’elle-même, redescend cruellement sur terre, voire même aux enfers.
« Depuis la rentrée, ils ont changé de spot à la récréation. Sous les platanes, d’autres se rejoignent ; partout des groupes se forment et Garance n’appartient à aucun. On se moque d’elle, sur les réseaux, parce qu’elle est seule ». 
Désormais seule dans son lycée, elle use de stratégies pour se cacher et expérimente ce que la déconnexion entraîne comme solitude :
« Elle déjeune seule tous les midis, rentre seule le soir, s’enferme seule dans sa chambre pour se connecter sur internet et la seule chose qui la console, ce sont les témoignages de gens aussi seuls qu’elle sur des forums dédiés au harcèlement scolaire. La solitude n’est pas une simple réorganisation de sa place dans le monde. C’est une substance concrète et répulsive qu’elle supure et qui la couvre, un enduit sur sa surface dermique, comme du chyle exsudé par ses pores, dont elle ne peut pas se laver, ça lui colle à la peau. Elle n’est pas seulement seule ; seule c’est qui elle est, maintenant. »

 

Au-delà d’une fresque sur l’adolescence scrutant les corps, les émotions, les relations, on ressent dans ce roman toute la mélancolie du quotidien entretenue par l’hyper connexion. Utilisée comme un miroir grossissant de leur vie intérieure, on vit avec eux la solitude quand ils se déconnectent, l’angoisse de leur image incomplète, donc déformée sur les réseaux sociaux et le tragique poids de la bande majoré par l’absence de limite d’internet.
Si certains peuvent y voir une vision pessimiste de la situation des adolescents de nos jours, on peut aussi apprécier de s’approcher si justement de ce qu’ils vivent dans leur intimité. Car l’adolescence, depuis toujours, n’est pas un long fleuve tranquille et la compréhension fine de leur vie intérieure est autrement plus compliquée que les apparences extérieures qu’ils donnent à voir.
Merci, Francesca Serra, de nous y aider.

 

Sophie BRUNETEAUX est psychologue clinicienne et EDA (Education Développement Apprentissage)

 

photo de l'auteur

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