17 septembre 2021

Les enfants sont rois, Delphine De Vigan

La théorie de la substitution très utilisée pour expliquer les impacts négatifs des écrans sur les enfants est en train de laisser place à une autre observation qui prend en compte différents paramètres. En effet, l’impact des écrans sur les jeunes enfants n’est pas seulement nuisible car il empêche l’enfant de faire autre chose, il est aussi nuisible dans la manière dont il est utilisé. Le choix des programmes, les outils interactifs ou non, être ou ne pas être accompagné, autant de paramètres qu’il faut prendre en compte pour parler d’un bon ou d’un mauvais usage. Il y en a un qui mériterait qu’on s’y penche, c’est celui de la transmission. Du bon usage parental découlerait un bon usage des enfants ? Quel est l’impact de l’usage des parents sur le développement des enfants ? En attendant d’avoir des études sur le sujet, on peut se plonger dans le dernier roman d’anticipation de Delphine de Vigan : Les enfants sont rois. 

Plongé dans cette fable moderne aux allures de polar bien ficelé, le lecteur devient à son tour voyeuriste d’une vie qui s’autodétruit à l’écran. Bien décrit et documenté, Delphine De Vigan trace le chemin de perte de Mélanie, son héroïne somme toute assez banale, du loft en 2001, point de départ pour elle du début de cette course à la nécessité de se montrer, jusqu’à ce drame familial et ses conséquences en 2030, qui interroge par son sens de la réalité. Éperdument éprise de cette première émission de téléréalité en 2001 où l’on découvre le plaisir des téléspectateurs à observer Loana dans sa piscine, Mélanie tente dès lors de devenir célèbre et surtout visible par n’importe quel moyen. Devenue mère elle-même, elle finit par assouvir ses irrépressibles pulsions narcissiques à travers la création de sa chaine Happy récré dans laquelle elle expose ses enfants toute la journée. Bientôt, la voilà suivie par des millions d’abonnés qui « likent » et commentent la moindre virée au supermarché, les vidéo d’ « unboxing » où les petits déballent des cadeaux envoyés par les marques, alléchés par ces placements de produits, les challenge comme manger des chips sans les mains ou lâcher les enfants dans un supermarché pour qu’ils ramènent le plus de produits commençant par la même lettre, et autres défis célébrant la consommation. 

Vivre une vie avec tout, dans l’immédiateté et  l’anticipation du manque n’est-elle pas l’illusion que les enfants se font du bonheur et la promesse de notre société moderne ? Que devient la vie quand il n’y a plus de limite donc plus de désir, que tout est possible, partagé et vu sans espace d’intimité ? Les enfants sont-ils alors les rois ? Est-ce dans cette époque que nous vivons ? 

La question est posée par un autre personnage du roman, Clara Roussel, enquêtrice mise sur l’affaire de la disparition de Kimmy, la fille de Mélanie. Flic du même âge que l’héroïne, Clara est décrite en miroir avec une personnalité réservée et un goût prononcé pour l’anonymat. Avec elle, le lecteur se pose la question de la cruauté de cette mère bienveillante qui veut le mieux pour ses enfants et les livre en pâture à la société de consommation et à la dictature du visible. Mélanie est-elle victime ou bourreau ? Clara ouvre une autre voie possible, extrait :

 « Cette femme n’était ni une victime ni un bourreau : elle appartient à son époque. Une époque où il était normal d’être filmé avant même d’être né. Combien d’échographies étaient publiées chaque semaine sur Instagram ou Facebook ? Combien de photos d’enfants, de famille, de selfies ? Et si la vie privée n’était plus qu’un concept dépassé, périmé, ou pire, une illusion ? Clara était bien placée pour le savoir. Nul besoin de se montrer pour être vu, suivi, identifié, répertorié, archivé. La vidéosurveillance, la traçabilité des communications, des déplacements, des paiements, cette multitude d’empreintes numériques laissées partout avaient modifié notre rapport à l’intime, à l’image. A quoi bon se cacher puisque nous sommes si visibles, semblaient dire tous ces gens, et peut-être avaient-ils raison ? »

A travers ce roman, Delphine De Vigan explore les frontières possibles. Le monde des réseaux vient éprouver nos pulsions narcissiques les plus archaïques et présentes en chacun d’entre nous. Il est donc très difficile  lutter contre. Le retour en arrière est impossible et n’est sans doute pas souhaitable. C’est peut-être en expérimentant le trop loin et en explorant l’impensable qu’il sera possible de repartir dans une voie qui trouve une juste place à notre surexposition. En attendant, éduquons les parents…

 

Sophie BRUNETEAUX est psychologue clinicienne et EDA (Education Développement Apprentissage)

 

photo de l'auteur

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