25 novembre 2018

Une loi pour réfléchir

Le sénat a adopté mardi 20 novembre une proposition de loi visant à lutter contre l’exposition précoce et massive des jeunes enfants aux écran. Ce texte prévoit que les fabricants d’outils et de jeux numériques disposant d’un écran insèrent dans leur emballage un message avertissant les parents des dangers des écrans pour les enfants de moins de 3 ans. Il est également prévu que les publicités pour les télévisions, Smartphones, ordinateurs portables, tablettes et jeux numériques soient assortis d’un message à caractère sanitaire sur le modèle de ceux qui accompagnent les boissons ou aliments sucrés. Ce texte a reçu le soutien de l’ensemble des groupes du Sénat, y compris LREM, et a été voté par 333 voix contre 2. Curieusement, il a été jugé insuffisamment étayé par le gouvernement, alors que de telles préconisation sont déjà présentes dans les carnets de santé.

Valider le doute de nombreux parents

Cette proposition de loi prudente et mesurée se se veut une contribution à l’éveil des citoyens aux risques des écrans pour les plus petits. Rien de plus, mais rien de moins. En effet, une telle mesure, si elle était votée, n’inciterait pas seulement les parents des enfants de moins de trois ans à la prudence dans l’utilisation des outils numériques. Elle amènerait aussi les parents d’enfants plus âgés à s’interroger sur l’opportunité qu’il y a à laisser un enfant de trois ans et demi utiliser sans limite un outil numérique déconseillé pour ceux qui ont moins de trois ans. Et de proche en proche, le bénéfice du doute dont profitent les fabricants de produits numériques se trouverait écorné. C’est pourquoi cette proposition de loi, aussi mesurée soit-elle, se heurte au lobby des fabricants de produits numériques qui voient avec inquiétude arriver cette brèche dans le marché gigantesque dont ils jouissent sans aucun contrôle.

Permettre aux pédiatres et généralistes de devenir des relais d’information

Si la plupart des parents tardent tellement à être éclairés sur les risques de l’utilisation des écrans chez les jeunes enfants, c’est aussi parce que les différents professionnels auxquels ils ont affaire hésitent souvent à prendre l’initiative de leur en parler. Les médecins généralistes et les pédiatres, en particulier, craignent que les questions sur l’importance donnée aux écrans dans la famille soient perçues comme intrusives. Mais cette loi était votée, de nombreux parents se tourneraient probablement vers leur médecin généraliste ou leur pédiatre pour aborder avec eux la question de l’utilisation des écrans par les jeunes enfants. Et il serait également plus facile à ces professionnels d’en prendre l’initiative.

Les écrans sont-ils dangereux, ou est-ce leur usage qui est risqué ?

Le fait que le politique s’intéresse à cette question montre qu’un nombre croissant de parents – et donc d’électeurs – s’inquiètent de l’omniprésence des écrans dans la vie des jeunes enfants. Mais ce basculement d’une partie de l’opinion ne se fait pas toujours, loin de là, autour d’arguments raisonnables. Les théories du complot, dans le domaine des écrans comme dans celui des vaccins, produisent de larges ravages sur les capacités de pensée d’une grande partie de l’opinion.
En effet, certains discours sur les écrans entretiennent une confusion entre les risques liés à leur usage excessif et précoce, et leur possible dangerosité intrinsèque à tout âge. L’évaluation du risque correspond à la logique du rhéostat, qui permet de régler les intensités et/ou les durées d’exposition des enfants à des doses raisonnables en fonction de leur niveau de développement. A l’opposé, l’appréciation du danger obéit à la loi du tout ou rien, et correspondrait plutôt au modèle de l’interrupteur « on/off ». Or les écrans ne sont pas dangereux en soi, mais présentent des risques liés à leurs mésusages. Les mesures préconisées dans les deux cas sont différentes. Parler en termes de danger revient à faire appel au politique et à exiger des lois qui « interdisent ». Alors que l’évaluation des risques invite à mettre l’accent sur l’éducation parentale et familiale. C’est l’objectif de cette proposition de loi.

Les enjeux du vote

Si la proposition de loi est votée, ceux qui voient dans le politique et la contrainte la solution des questions éducatives posées par les écrans vont malheureusement crier qu’ils ont marqué un point, et que l’état doit durcir sa position. Heureusement, il deviendra aussi plus facile à ceux qui sont convaincus des risques encourus par les jeunes enfants de convaincre ceux qui le sont moins, et plus aisé aux professionnels de l’enfance d’informer les parents.

En revanche, si la proposition de loi est rejetée, les tenants des dangers des écrans vont accuser les lobbys et en profiter pour accuser en même temps ceux qui raisonnent en termes de risques plutôt que de dangers d’être leurs complices, voire d’être achetés par eux. Axer le combat sur la pédagogie plutôt que sur la dénonciation risque de devenir plus difficile encore.

Le combat continuera donc, quoi qu’il arrive, et il devra, comme aujourd’hui, s’investir sur deux fronts. D’un côté, lutter contre le lobby des fabricants de produits numériques, qui ne veulent pas que le doute s’instille dans l’esprit des parents sur l’utilisation sans frein des objets numériques. Et d’un autre côté, continuer à rappeler que les écrans présentent aussi de formidables possibilités éducatives. Autrement dit, qu’il est tout aussi important d’apprendre à s’en servir que d’apprendre à s’en passer.

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS).

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Association 3-6-9-12

Un regroupement de praticiens de terrain, de chercheurs et d’universitaires, qui souhaitent participer à une éducation du public aux écrans et aux outils numériques en nous appuyant sur les balises 3-6-9-12 imaginées par Serge Tisseron.