30 mai 2025

Réflexions sur le rapport à l’intimité à l’heure des réseaux sociaux

À propos de l’exposition : « L’Intimité, de la chambre aux réseaux sociaux », au Musée des Arts Décoratifs à Paris

Cette exposition, qui s’est tenue d’octobre 2024 à avril 2025, est une belle opportunité de se questionner sur les nouveaux rapports à l’intimité dans nos vies, à l’heure des réseaux sociaux où celle-ci semble dévoyée tous azimuts… après avoir été si chèrement gagnée !

Le mot apparaît en France au XVIIIème siècle. Il vient du latin intimus, « ce qui est le plus à l’intérieur de nous », et désigne par extension tout ce qui relève de la vie privée. Cependant c’est surtout au XIXème siècle que la notion d’intimité s’impose, avec l’émergence d’une classe bourgeoise qui sépare vie professionnelle et vie familiale, activités masculines et activités féminines. En gros, l’homme est aux affaires, tandis que la femme règne sur la vie domestique. La distribution intérieure des logements se transforme progressivement. Après que les chambres des femmes et de leurs époux ont été séparées au XVIIIème siècle, apparaît au XIXème la notion de chambre conjugale, et celle de chambre des enfants. Aujourd’hui la chambre est devenue un lieu de vie qui sert aussi bien à dormir qu’à travailler, se distraire, se détendre, avec des lits de plus en plus larges et un aménagement confortable. L’aspiration à avoir un espace à soi, « une chambre à soi » comme l’écrivait Virginia Woolf, gagne du terrain, proposant de nouvelles distributions architecturales de la vie conjugale et familiale.

Les lieux d’aisance privés sont également tardifs dans l’histoire. Dans son ouvrage récent « Au fond du couloir à gauche »[i], Serge Tisseron nous enseigne qu’au temps des Romains, les hommes se retrouvaient parfois à plusieurs dizaines dans les latrines, dans lesquelles des sièges creusés d’un trou étaient disposés côte à côte et permettaient de converser, commercer ou débattre ! Les thermes sont abandonnés et tombent en ruine à la fin du Vème siècle. Chacun fait alors ses besoins où il vit, souvent dans la nature. Au XVIIIème siècle, le seuil de la pudeur s’élève peu à peu, engendrant la nécessité de lieux d’aisance dissimulés au public : uriner en public sur un pot de chambre, un cabinet d’aisance ou une chaise percée ne sera bientôt plus de mise. Mais c’est l’invention du siphon en « S » par Alexander Cumming en 1775 qui permet la révolution hygiénique des toilettes et s’accompagne du développement des water-closets (littéralement « placards à eau »).

La toilette et la beauté échappent aussi peu à peu au regard : si les femmes du XVIIIème étaient entourées, à leur toilette, de domestiques et de visiteurs, la bourgeoise du XIXème se baigne sans aide dans une baignoire en tôle ou en zinc déplaçable dans le logement. La salle de bains apparaît après 1850, avec l’arrivée de l’eau courante, mais ne se généralisera véritablement qu’après 1950.

La représentation des sexualités quant à elle, a fait l’objet de multiples censures : les  images existent, et se répandent notamment largement au XVIIIème siècle, qualifié de siècle libertin, mais elles sont totalement soumises au male gaze, c’est-à-dire au regard de l’homme sur la femme. Ce n’est qu’au XXème siècle que se développent d’autres représentations, incluant toutes les formes de sexualités, et un croisement des regards masculins et féminins sur l’érotisme et les pratiques sexuelles : on pense aux couples homosexuels représentés au lit par le peintre anglais David Hockney dès la fin des années 60, ou encore aux séries de la photographe américaine Nan Goldin au début des années 2000 sur des couples de ses amis faisant l’amour. Si ces représentations ne rendent pas compte de la situation vécue par chacun dans sa différence selon son environnement et son milieu social, elles n’en constituent pas moins des évolutions sociologiques majeures sur l’acceptation de la diversité des choix dans le champ intime.

Mais c’est l’apparition des nouvelles technologies qui a considérablement modifié le rapport de toute une société à la question de l’intimité. Les téléphones mobiles, dès les années 90, vont faire surgir la conversation privée dans l’espace public. La première émission française de téléréalité, Loft Story, au début des années 2000, avec un groupe de 12 jeunes adultes filmés en direct 24h/24, nous transforme en spectateurs de l’intimité d’autrui. Les technologies connectées n’offrent plus la garantie que l’intimité de chacun.e soit préservée, à aucun moment. Et enfin les réseaux sociaux viennent percuter de plein fouet cette question : que montrer, à qui et à quel moment, dans une course effrénée à un partage d’intimité toujours plus grand. En 2023, près de 80% des Français sont abonnés aux réseaux sociaux, sur lesquels ils passent en moyenne deux heures par jour. Se montrer, non pas à une personne ou plusieurs personnes proches, mais au plus grand nombre, telle est la préoccupation. Se montrer oui, mais pas n’importe comment. Car il s’agit bien – au moins dans l’idéal – d’une intimité construite. Ainsi parlent les créateurs de contenus :

« Nos réseaux sociaux mettent en scène ouvertement l’intime. Notre couple et nos sentiments sont réels, mais la façon de les présenter au public est réfléchie. » (Alice Barbier et Jean-Sébastien Roques / @jaimetoutcheztoi)

« J’explore l’intime avec finesse. Mon Instagram est un journal intime où se mêlent vie privée et vie publique. Je m’ouvre à ma communauté, dévoilant avec profondeur mon intimité et mon quotidien, celui que j’ai à cœur de partager. » (Léna Mahfouf, dite Léna Situations / @lenamahfouf)

« Il y a une forme d’intimité collective que j’aime. Ce moment fou où les gens se regardent dans les yeux et se disent : moi aussi je vis ça, et je te comprends. C’est comme si cette exposition venait réparer quelque chose en toi. » (Amal Tahir / @amaltahir)

« Que montrer ? Je le dis peut-être parce que cela m’arrange : l’intimité est irréductible. On m’a souvent dit que je dévoilais la mienne, or j’ai plutôt remarqué que plus on place la lumière sur soi, plus une ombre nous suit et s’agrandit. Cette ombre (…), c’est notre intimité. » (Sophie Fontanel / @sophiefontanel)

« Garder une part de sa vie privée à l’abri des regards est fondamental. C’est un équilibre délicat à maintenir, où chaque partage est pensé pour enrichir le lien avec ma communauté tout en protégeant ce qui doit le rester. » (Carla Ginola / @Carla_ginola)

« Je m’intéresse surtout à l’intime utilisé comme pronom, car il porte la puissance du récit à la première personne : comme pour crier J’existe et vous n’aurez pas ma honte ! Ce je m’éloigne de toute vulnérabilité car il se transforme en nous dès que mes propos sont rendus publics. (…) Alors je me demande : c’est quoi l’intime quand ce qu’il s’y passe nous concerne tous ? » (Camille Aumont Carnel / @jemenbatsleclito)

Chez les influenceurs, qui font profession de ce partage d’intimité, la chose est totalement maîtrisée et savamment orchestrée. Elle est un étendard militant pour certain.e.s, une réflexion quasi philosophique sur la distinction privé/public pour d’autres, elle peut « réparer », « enrichir », créer du lien. Mais que dire de tou.te.s les adolescent.e.s qui ne mesurent pas aussi finement tous les enjeux de ces usages, et se font piéger au grand jeu de celui ou celle qui en montrera le plus ?

En 2001, Serge Tisseron[ii] propose d’appeler “extimité” le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Mais il précise également qu’intimité et extimité sont inséparables d’un troisième terme : l’estime de soi. Et que celle-ci a d’abord besoin d’un espace d’intimité pour se construire.

Compte tenu de l’omniprésence des réseaux sociaux dans nos vies, il y a un enjeu important à réfléchir aux conditions de leur introduction et de leur usage chez les plus jeunes, et de conduire de véritables programmes d’éducation dans nos établissements scolaires et périscolaires sur la question de l’intimité et des limites que doit rencontrer son partage. L’intimité que l’on ne partage avec personne n’est pas joyeuse. Mais l’intimité étalée sans conscience est ravageuse. L’histoire a beaucoup à nous apprendre à cet égard, pour ne pas dévoyer trop vite et trop fort une intimité si chèrement gagnée au fil des siècles.


[i] TISSERON S. (2025), Au fond du couloir à  gauche, un musée populaire de la différence des sexes, Ed. Armand Colin

[ii] TISSERON S. (2001), L’intimité surexposée, Hachette Littérature

photo de l'auteur

Marie-Noëlle Clément

Psychiatre, psychothérapeute, directrice de l'hôpital de jour pour enfants André Boulloche (Association CEREP-PHYMENTIN, Paris 10ème), membre des Petits Laboratoires d'Empathie fondés par Serge Tisseron, auteure de "Comment te dire ? Savoir parler aux tout-petits" (Pocket, 2018)