30 mai 2025

Vivre avec l’IA

Que l’on soit pour ou contre le développement fulgurant actuel de l’intelligence artificielle, il nous faut reconnaître que nous n’avons guère le choix de vivre sans. Collectivement, nous y sommes engagés, et c’est donc collectivement qu’il nous faut faire face à ses menaces, et aussi apprendre à maîtriser ses opportunités. Cela passe notamment par la promotion, sur les lieux de travail en particulier, de communautés de partage d’expériences et d’entraide, afin de ne laisser personne sur le bord de la route. Sur ce chemin, trois taches complémentaires nous attendent : apprendre l’IA, apprendre avec l’IA, apprendre de l’IA.

Apprendre l’IA

C’est apprendre d’abord ses imperfections et elles sont nombreuses : bases de données insuffisantes, algorithmes opaques, incapacité à différencier informations authentiques et fausses nouvelles (fake news), et bien entendu les fameuses « hallucinations ». On désigne sous ce nom les réponses fausses présentées comme un fait certain par l’IA. C’est pourquoi il est important de toujours vérifier les réponses données par une IA générative, ce que conseille d’ailleurs Google pour son IA générative Gemini. Mais il est également important, lorsqu’on est confronté à une IA qui se trompe, de le lui faire remarquer et de lui demander pourquoi, à son avis, elle s’est trompée. Une telle attitude pourrait être considérée comme impolie avec un interlocuteur humain, mais nos relations aux machines ne doivent pas être organisées par des règles de politesse qui ne concernent que nos relations avec nos semblables. L’IA répond toujours, et c’est parfois très intéressant.

Il est également essentiel de nous familiariser avec les différentes formes d’utilisations malveillantes et de désinformation telles que la surveillance de masse et la cybercriminalité.

La troisième obligation qui s’impose à nous est d’apprendre l’IA frugale qui vise à développer des IA capables de « faire plus avec moins », c’est-à-dire qui soient moins consommatrices d’énergie, et qui aient donc une moindre empreinte écologique, une moindre empreinte carbone, et qui soient moins émettrices de gaz à effet de serre. Mais l’IA frugale engage aussi tous les usagers dans des pratiques moins consommatrices d’énergie, notamment en évitant les mails inutiles ou en copie systématique.

Enfin, le quatrième apprentissage que doit réaliser tout citoyen autour de l’IA concerne les diverses formes de cyber hacking. On désigne sous ce mot les actes de malveillance numérique qui consistent à exploiter une ou plusieurs vulnérabilités d’un système afin d’en contourner les protections et d’y accéder. Les objectifs sont l’espionnage, le vol de données sensibles que l’institution se voit proposée de racheter, la manipulation d’informations ou même le sabotage. Ces pratiques, souvent organisées à partir de dictatures, utilisent des failles techniques, organisationnelles, mais aussi humaines. Les hackers utilisent notamment de plus en plus souvent les outils numériques privés des employés des entreprises visées pour en contourner les défenses. C’est pourquoi l’éducation du grand public à ces pratiques est indispensable.

Apprendre avec l’IA

L’IA va bouleverser nos pratiques professionnelles dans tous les domaines : information (recherches d’infos, apprendre à se servir des diverses IA génératives Information) ; communication (génération de courriels, de SMS) et pratiques d’intervention (créer des nouvelles occasions d’accompagnement par pratiques professionnelles partagées).

Mais en même temps, nous risquons de déléguer à ces technologies nos capacités d’expression, de mémoire et d’imagination, avec le risque de ne plus apprendre à faire certaines choses, voire d’en « désapprendre » que nous connaissons déjà.

Le risque existe en particulier pour les personnes peu à l’aise avec l’écrit ou qui ne maîtrisent pas correctement une langue. Elles seront tentées de pallier l’angoisse de la page blanche en renvoyant à une IA la question qui leur a été posée. Cela questionne la responsabilité de l’école : l’importance de l’apprentissage des liens logiques (conjonctions mais, ou, est, donc, or, ni, car) et d’apprendre à travailler avec l’IA sans leur demander de tout faire à notre place.

Nous allons devoir apprendre à prioriser et prêter attention à ce qui vient de nous. Et cela passe par le fait de valoriser l’estime que chacun a de lui-même. C’est la condition pour que nous soyons capables d’utiliser les IA pour nous aider à rédiger, pas pour nous remplacer, ce qui signifie réaliser un va-et-vient entre le travail de l’IA et notre propre travail.

Apprendre de l’IA

C’est apprendre à faire avec son aide des transformations d’un registre d’expression dans un autre, c’est-à-dire des choses dont l’esprit humain est capable, mais que notre culture ne nous encourage pas à faire. C’est ce que permettent aujourd’hui les IA génératives multimodales. Elles sont capables de générer une grande diversité de contenus à partir de de données variées, par exemple de créer des images à partir de textes, des textes à partir d’images, et bientôt des images à partir de sons ou le contraire. Avec ces IA, dans lesquelles la technologie rencontre la créativité, nous découvrons des possibilités d’innovation illimitées. Elles peuvent nous aider à cultiver notre intelligence visuelle, les formes de narration non linéaire et de diversifier les points de vue sur un même sujet. D’ores et déjà, il est possible d’adjoindre à un travail un résumé sous la forme d’une bande dessinée avec Midjourney ou DALL-E, ou même d’un petit film en utilisant DeepMind.

En conclusion,

Nous n’avons pas d’autre choix que d’apprendre à maîtriser l’IA, mais cela ne peut se faire que collectivement. Il est notamment important, en famille et au travail, de nous rendre disponibles à la transmission réciproque intergénérationnelle : les plus jeunes peuvent apprendre aux plus vieux. Et pour cela, organiser des débats, des rencontres, dans les entreprises, les villes. Et pour cela, pendant l’introduction des technologies numériques et tout au long de leur usage, il importe de monter des collectifs, des communautés d’entraide et de partage d’expérience. Il n’existe en effet pas de meilleure protection contre les mésusages et les pièges de IA que l’intelligence collective.

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.